Fai­re na­ger un co­los­se

Aménager une prise d’eau dans un barrage alpin existant nécessite de jongler entre les impératifs de rentabilité, les spécificités du cycle annuel d’exploitation et les aléas météorologiques propres à un chantier d’altitude. Dans le cadre de l’aménagement de pompage-turbinage de Nant de Drance, une variante d’entreprise, innovante et économiquement intéressante, a finalement été retenue.

Publikationsdatum
16-09-2015
Revision
22-10-2015

La construction des prises d’eau dans le bassin inférieur de l’aménagement de Nant de Drance était soumise à de nombreuses contraintes. Ces prises doivent en effet se situer le plus au fond possible de la retenue afin de ne pas en limiter le volume utile, une exigence en contradiction avec la nécessité de perturber au minimum le cycle annuel d’exploitation de la retenue. De plus, l’environnement alpin (neige, danger d’avalanche et températures négatives) rend très délicate l’exécution des travaux. Enfin, la fonte des neiges marquant la remontée du plan d’eau, la période de construction disponible est restreinte.

Dans le cas du projet Nant de Drance, la solution retenue a consisté à réaliser les prises d’eau sur une plateforme située plus haut dans la retenue que leurs emplacements définitifs, puis à les y déplacer en utilisant la variation annuelle du plan d’eau comme moyen de levage. Cette méthode permet de maintenir en exploitation l’ouvrage existant durant les travaux de construction et représente une plus-value financière énorme : son surcoût est environ 30 fois plus faible que la perte d’exploitation évitée. Cette solution atténue en outre le risque lié aux avalanches sur les routes d’accès, tout en rallongeant la période de construction à disposition après la fin des températures négatives.

Les prises d’eau 


Les prises d’eau sont des ouvrages en béton offrant chacune un débit de 156 m3/s en pompage et de 180 m3/s en turbinage. En plan, elles ont une forme de trompette. En élévation, elles présentent un radier et une dalle plats qui s’ouvrent avec 3 % de pente relative en direction du lac. Chaque ouvrage mesure 22 m de long, 10 m de haut et 22,5 m de large et pèse 1700 tonnes hors de l’eau (1032 tonnes dans l’eau). Les grilles en acier zingué qui marquent leurs entrées ont une surface de 178 m2 et pèsent 36 tonnes. Une fois posées, les prises d’eau seront chargées par 1,80 m de gravier sur leur toit comme couche d’amortissement et de protection de la dalle de toiture contre les chutes de blocs. 

Solution mise en soumission


La solution envisagée par le projeteur pour le déplacement et la mise en place de l’ouvrage consistait à :

Remplir partiellement l’ouvrage avec 1200 m3 de panneaux d’isolation afin de le faire flotter avec une revanche de 60 cm ; Utiliser la montée annuelle du niveau d’eau de la retenue en automne pour mettre l’ouvrage en flottaison ; Laisser l’ouvrage flotter sur le plan d’eau pendant l’hiver en générant autour de lui un rideau de bulles susceptible d’empêcher son emprisonnement par la glace ;  Déneiger l’ouvrage et entretenir le système de génération du rideau de bulles par des interventions hebdomadaires en hélicoptère durant la saison hivernale de turbinage ; Régler la longueur des amarres pour maintenir l’ouvrage à la verticale de sa position finale en dépit de la variation du niveau d’eau dans la retenue ; Au printemps, un fois le lac presque vide, poser l’ouvrage à son emplacement définitif avec une précision de l’ordre de 3 à 5 cm par une descente du plan d’eau contrôlée par turbinage.

Une méthode similaire avait déjà été utilisée en Suisse pour la construction de deux prises d’eau pour les Kraftwerke Oberhasli (KWO) : en 1976, pour une prise d’eau circulaire métallique réalisée dans le cadre de l’aménagement du Grimsel, puis, en 1978, pour une prise d’eau en béton en forme de trompette horizontale installée dans la retenue de l’Oberaarsee. 

Lit de pose et plateforme de construction


La pose d’un ouvrage préfabriqué à son emplacement définitif est étroitement liée à la qualité de sa fondation et de son lit de pose. Les tassements différentiels, lors de la pose ou après celle-ci, doivent impérativement être évités sinon l’ouvrage pourrait se fissurer et les panneaux de la grille présenter des problèmes de montage et de démontage. La géométrie du dessous du radier de la prise d’eau doit en outre parfaitement correspondre à celle du lit de pose. 

La solution retenue consiste à fonder l’arrière de l’ouvrage directement sur la roche en place et à pallier l’absence de celle-ci sous la moitié avant par la construction de cinq blocs de béton de 3 m de long et 1 m de large situés sous l’extrémité avant des cinq murs verticaux (photo). Une fois ces éléments construits, l’entier de la surface de pose a été recouverte par une couche uniforme de grave légèrement compactée de 10 cm servant de lit de pose. Celui-ci permet d’éviter que des défauts de géométrie du rocher sous-jacent provoquent des points durs et des déformations imposées dans l’ouvrage, en particulier dans ses murs.

La plateforme de construction en remblai sur laquelle la structure a été construite était recouverte d’une couche de béton maigre talochée à l’hélicoptère pour assurer la géométrie, puis de deux feuilles de plastique comme surface de coffrage pour séparer le béton du radier coulé sur le béton maigre en place (photo 1, 2 et 3).

Variante d’entreprise


Trois des quatre entreprises invitées à soumettre une offre pour les travaux de flottaison et mise en place sous-marine des prises d’eau ont fait une proposition. Le consortium d’entreprises situé en deuxième position a aussi proposé une variante d’entreprise qui, en plus d’être plus économique que toutes les offres de base, éliminait les risques liés au passage de l’entier de l’hiver en flottaison sur le lac (risque d’emprisonnement de l’ouvrage par la glace, risque d’une vague provoquée par une avalanche dans le lac et risque de voir les accès bloqués par la météo). La variante retenue consistait à :

Créer dans l’ouvrage, à l’aide d’une charpente métallique et de tôles, un volume d’air ouvert telle une cloche à plongeurs dont le poids du volume d’eau déplacé correspondrait à 79 % du poids total de l’ouvrage immergé. Le volume d’air est de 816 m3, sa hauteur nominale atteignant 3,43 m du côté des grilles et 3,04 m du côté montagne. La hauteur et le volume réel de la cloche peuvent être réglés par quatre petites vannes glissières de 80 cm de course, positionnées sur les extrémités des tôles de fermeture avant et arrière. Une fois le lac plein, soulever la prise d’eau à l’aide d’une plateforme, constituée de 21 éléments de pontons assemblés, située au droit de la plateforme de construction de l’ouvrage. La plateforme est capable de reprendre les 21 % restants du poids de l’ouvrage immergé, avec une large réserve de capacité (FS = 2). L’ouvrage peut ainsi être suspendu à la plateforme à l’aide de quatre jeux de câbles de torons manipulés par des vérins (photo 1 et 2). A l’aide de moteurs hors-bord, déplacer la plateforme et l’ouvrage au-dessus de son emplacement définitif, à une distance de 1 km. En dessus de l’emplacement de pose, fixer aux extrémités de l’ouvrage et de la plateforme quatre câbles de guidage, préalablement ancrés au fond du lac au printemps précédent, puis les mettre en tension depuis la plateforme, une opération essentielle pour garantir la précision de la mise en place. Les câbles de guidage sont liés à la prise d’eau par des pièces de passage (image 1, 2, 3 et 4). Descendre la prise d’eau le long des câbles de guidage à plus de 120 m de profondeur. Deux compresseurs assuraient le remplissage continu de la cloche d’air : au fur et à mesure de la descente, la pression augmentant, le volume d’air aurait diminué s’il n’avait pas été compensé par un apport permanent. Chaque compresseur a une capacité de 18 m3/min à 14 bars, bien supérieure à la capacité totale requise. Le deuxième compresseur assure la redondance. Deux inclinomètres, fixés à la dalle, permettent de mesurer en continu l’inclinaison de l’ouvrage pendant sa descente et de la corriger à l’aide des quatre vérins. Garantir la précision de pose à l’aide d’un système de positionnement prenant en charge le guidage sur le dernier mètre de descente. Ce système se compose de deux pièces métalliques, une « mâle » fixée sur un des socles en béton de la place de pose, ainsi qu’une « femelle », boulonnée directement sur le radier de la prise d’eau. Deux caméras permettent de voir l’intérieur de la cloche jusqu’à la pose. Elles sont équipées de projecteurs LED et positionnées dans la cloche sous la dalle. Un cadre témoin, au centre du champ de la caméra, est fixé au plafond. Il permet de surveiller le plan d’eau de visu. Une bouée sous-marine, fixée sur la pièce « mâle », doit se positionner au milieu du cadre témoin pour donner une confirmation visuelle immédiate du succès de l’opération. Pour la pose de la première prise d’eau, un filet composé d’un treillis de câbles doublé d’un treillis industriel plus fin a été placé sur le lit de pose. Il a été retiré sous l’eau à l’aide de câbles, juste avant la pose de l’ouvrage, permettant ainsi de dégager des rochers et blocs de petite taille qui y seraient éventuellement tombés pendant les quatre à cinq mois de remplissage du lac.

Le système de guidage avec les quatre câbles ayant été jugé suffisant pour garantir la précision finale requise de 3 cm, la mise en place de la seconde prise d’eau a été simplifiée en renonçant à la bouée sous-marine permettant la confirmation visuelle de la précision de pose ainsi qu’au système de positionnement final avec les pièces « mâle » et « femelle ». Une autre simplification a consisté à renoncer au filet pour évacuer d’éventuels blocs tombés sur la place de pose sous-marine pendant la saison de remplissage.

L’exploitant mais aussi l’environnement sont les grands gagnants


Malgré un temps de préparation très court, la bonne planification des travaux a permis de prévoir et régler tous les détails à temps pour l’exécution. Un premier ouvrage a été posé par 120 m de fond en septembre 2011 et le second en septembre 2012. Tous les deux ont été posés avec succès avec une précision de l’ordre du centimètre perpendiculairement à l’axe. En raison de la grande profondeur de mise en place, le volume d’air intérieur est ouvert vers le bas, selon le principe de la cloche à plongeur. A notre connaissance, il s’agit d’une première mondiale.

Cette méthode a évité la perte d’une saison d’accumulation de l’aménagement hydroélectrique d’Emosson, équivalant à plus de 560 GWh. S’il avait fallu produire cette électricité ailleurs en Europe, cela aurait conduit à l’émission de 200 000 tonnes de CO2. Nous pensons donc que ce genre de procédé est appelé à se répéter pour la construction, dans un aménagement existant, d’un nouvel aménagement hydroélectrique. 

Georges Lauener, ing. EPFL génie civil, AF-Consult Switzerland ltd
Gérard Seingre, ing. EPFL génie civil, Nant de Drance SA
Samuel Jucker, B. Sc. en génie civil, Willy Stäubli Ingenieur AG
Thomas Ihly, ing. EPFL génie civil, AF-Consult Switzerland ltd

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