Des prix et des hom­mes

Ici est ailleurs

Eugène dans le gigantesque Hall bleu de l'hôtel de ville de Stockholm, plongé dans le faste et l'extravagance de la cérémonie de remise des prix Nobel

Publikationsdatum
15-01-2015
Revision
25-10-2015

ls sont entourés par 8 millions de briques. Dix mille tuyaux d’orgue chantent au-dessus de leur tête. Vingt cuisiniers s’activent aux fourneaux. Les 1300 invités installés aux 65 tables seront bichonnés par 200 serveurs, huit maîtres de salle, 20 responsables des vins. Plusieurs caméras retransmettent cet événement en direct sur la télévision nationale. Avec de nombreux extraits repris par les chaînes du monde entier. Tel est le cadre. Tel est le décor. Bienvenue au banquet des prix Nobel.

Le gigantesque Hall bleu fait penser à une piazza du Quattrocento. C’est du rêve. Nous sommes bel et bien à Stockholm. Mais Ragnar Östberg, l’architecte de l’hôtel de ville était si amoureux de Florence que sa salle d’apparat semble sortir d’une peinture de la Renaissance. Le bâtiment n’a même pas un siècle ! Il est achevé en 1923. Au fait, le Hall bleu n’est pas bleu. Au moment de poser la peinture, Östberg a préféré la couleur brique naturelle. Un Hall bleu rouge, un château renaissance datant des années folles : tout est factice. 

Mais le vrai théâtre commence lorsque la famille royale de Suède descend le majestueux escalier, au son de la Marche Solennelle d’Alphonse Mailly. Sa Majesté est suivie par les lauréats du prix Nobel. Sous les regards des ambassadeurs étrangers, des professeurs, des ministres et de simples étudiants, ils prennent place à la table centrale. Les bouteilles de champagne remplissent les coupes. 

Chaque séquence de ce dîner de gala a été préparée avec minutie. D’ailleurs, les lauréats ont été priés de venir à Stockholm une semaine plus tôt pour préparer la soirée. Deux coups de trompettes et sa Majesté Charles XVI prend la parole. Puis intermède musical. Des projections transforment les murs de brique en sous-bois verdoyants. Des chanteurs d’opéras apparaissent aux fenêtres intérieures et dans la salle pour chanter avec grâce.

Place au repas. Dès le mois de septembre, la Fondation Nobel a mandaté trois chefs internationaux pour soumettre un menu. Le plus original, le plus raffiné a été sélectionné. Portés avec élégance par les 200 serveurs vêtus de blancs, les entrées défilent entre les tables. Quant aux assiettes en porcelaine, les verres à pieds et les couverts, ils ont été spécialement dessinés par Karin Björquist en 1991. Les convives les plus curieux vérifient sur Internet : rien que la petite assiette en forme de croissant posée devant eux, sur la gauche, coûte € 150.–. Multiplié par 1300 invités…

Et puis il y aura les desserts, accompagnés par des feux de Bengale. Et puis on poussera les tables et on dansera. Robes en soie, diamants. Rien n’est trop beau. Rien n’est trop glam. 

Quelle foire aux vanités ! Et surtout quelle aubaine pour la petite Suède et ses 9,7 millions d’habitants ! Pour exister sur la scène internationale, elle peut compter sur IKEA, ABBA, ABB, Volvo, Ingmar Bergman et Spotify. Des ambassadeurs mastodontes, certes. Mais au fond si fragile, à l’instar des automobiles Saab, disparues en 2011. 

La couronne suédoise a su exploiter la générosité d’Alfred Nobel qui, dans son testament, a légué toute sa fortune, pour récompenser annuellement l’élite intellectuelle. Le 10 décembre, la Suède se donne à voir. Elle se présente en tant que mécène mondial des sciences et de la littérature. 

On peut s’interroger sur le bien-fondé de toute cette entreprise. Comment réagirait-on si on créait aujourd’hui le prix Kalachnikov de littérature ? Pourtant, nous sommes exactement dans la même situation avec Nobel qui a breveté la dynamite au 19e siècle… En créant ce prix, Alfred Nobel s’est hissé au rang d’Apollon, protecteur des arts. Et surtout il est devenu immortel. Qui se souvient du prix Nobel de chimie 1951 ? Et du prix Nobel de médecine 1977 ? Le public ne retient qu’un nom, toujours le même : « Nobel ».

La société du spectacle étant ce qu’elle est et les êtres humains étant ce qu’ils sont, il serait finalement idiot de refuser le Nobel. En 1964, Jean-Paul Sartre a commis une double erreur. D’abord, il s’est privé d’un turbot fumé et d’un chaud-froid de gelinotte au foie gras (menu de cette année-là). Ensuite, avec le montant du prix, environ un million de dollars, l’écrivain aurait très bien pu créer la Fondation Sartre pour l’engagement et venir en aide aux ouvriers de Billancourt.

Dernier détail. La tour de l’hôtel de ville de Stockholm mesure 106 mètres. Pourquoi cette hauteur ? Pour dépasser de cinquante centimètres la hauteur de la tour de l’hôtel de ville de Copenhague. Tout n’est que vanité…

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