Des cor­des dans le ciel

Eugène danse dans le parc de Milan à Lausanne

Publikationsdatum
22-07-2015
Revision
22-10-2015

Comme chaque fin d’après-midi, José emmène son petit-fils dans le parc de Milan, à Lausanne. La faune habituelle est là: joggeurs, joueurs de volleyball, mamans à poussette. Au bout d’un moment, le vieux José avise un groupe qui s’affaire autour d’un mât de douze mètres. Des jardiniers sans doute. Mandatés par la Ville pour installer Dieu sait quoi. Ce parc n’est beau que parce qu’il est vide. Pourquoi ne lui fiche-t-on pas la paix?
Tout de même intrigué, le grand-père propose à son petit-fils de jouer à la balle près du mât. Pendant qu’il fait des passes avec le petit garçon, José jette un œil. Il distingue cinq ouvriers. Leurs gestes sont lents, précis, extraordinairement déterminés. Les ouvriers manipulent des cordes. Ils tressent quelque chose. José connaît bien le travail manuel ; c’est un ancien maçon. Mais jamais il n’a vu une telle ambiance sur un chantier. Entre le recueillement et la danse.
–    Et si on allait regarder ces drôles de types, là-bas, propose-t-il à son petit fils.
–    Ah bon? Pourquoi?
–    Parce que dans la vie, il n’y a que trois choses dont on ne se lasse jamais. Ecouter le bruit de l’eau, admirer un feu et regarder des gens travailler.
Le petit est trop jeune pour comprendre l’humour de son grand-père, mais ils se donnent la main et s’approchent du chantier. Deux des ouvrières passent les cordes dans une sorte de boîte ; elles surgissent de l’autre côté sous forme de tissage. Une sorte de peigne est fixé sur une autre boîte. José n’a jamais vu de tels outils. Il est émerveillé. Jamais le maçon n’aurait pensé qu’on puisse inventer des outils.
Lentement, sans parler, les ouvriers fixent des cordes au mât. Puis des cordes à d’autres cordes. Peu à peu, dans la lumière du soleil couchant des voûtes apparaissent. Des dizaines de voûtes en cordes.
Le petit garçon s’est endormi la tête posée sur les genoux de son grand-père. Celui-ci aurait dû rentrer à la maison depuis longtemps. Mais il ne peut quitter le chantier. Il veut voir le résultat final.
Le plus fascinant, c’est le rythme des cordes. Le nombre d’or est partout dans cette construction. Elégant comme un temple grec. Les voûtes forment un immense dôme qui s’enroule sur lui-même. José reconnaît la suite de Fibonacci. Une fois, il a bossé sur la construction d’un tel toit. Un vrai casse-tête. Mais ici, tout semble facile!
Au bout de trois heures de travail, les cinq ouvriers et ouvrières invitent les spectateurs à entrer. José réveille son petit-fils et, ensemble, ils visitent cette maison légère comme du vent. A vue de nez, il doit bien y avoir pour six kilomètres de cordes, peut-être plus. Le garçon joue avec l’énorme boule pendue au centre, où toutes les cordes viennent s’emméler. «C’est un temple, murmure José, ébahi. C’est un pavillon, c’est de l’air, c’est un coquillage dans le ciel.»
Des jeunes femmes vêtues d’un tee-shirt bleu expliquent qu’il s’agit d’une intervention artistique éphémère; un happening. José ignore ce que signifie cette terminologie.
–    Les ouvriers sont danseurs à la base, précisent-elles. La compagnie s’appelle Arrangement Provisoire. Le chorégraphe est un Espagnol installé à Lyon. Dans le cadre du Festival de la Cité, ils construisent ce Maibaum. L’œuvre sera détruite ce soir et reconstruite demain!
Le seul splectacle de danse auquel José ait assisté dans sa vie, ce fut à Madrid. Le lac des cygnes en tutu. José a la tête en feu. Tout ce qu’il sait s’effondre: des danseurs ouvriers ; une construction de douze mètres de haut rangée le soir-même; des outils inventés pour l’occasion. Le grand-père a toujours su que les outils sont donnés et qu’on bâtit quelque chose à partir de ce qu’ils peuvent faire. José a envie d’appeler ses anciens copains maçons. Il veut imaginer des choses.
A 68 ans, le monde s’ouvre à lui.


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