Dé­rou­ler une co­lon­ne

Propos recueillis par Sophie Lecours et Jacques Perret

Le système Gala qui pilote la gestion des planchers du SwissTech Convention Center de l’EPFL est un modèle d’ingéniosité. Son fonctionnement a été mis au point par l’ingénieur canadien Pierre Laforest que nous avons rencontré lors de l’inauguration de la nouvelle vedette architecturale du campus de l’EPFL.

Publikationsdatum
07-05-2014
Revision
14-10-2015

Tracés :Pouvez-vous nous raconter le chemin qui vous a conduit à développer un système permettant de moduler l’arrangement de salles de spectacles ?
Pierre Laforest : J’ai obtenu en 1954 un diplôme d’ingénieur à l’Ecole polytechnique de Montréal. Ayant toujours eu un intérêt pour l’entreprenariat et les inventions, je suis rapidement parti en affaire avec un collègue ingénieur, Pierre Gagnon. Ensemble, nous avons développé des équipements d’automation, notamment dans l’industrie du béton où nous avons commercialisé plusieurs produits.
Nous nous sommes lancés dans l’entreprise de machinerie de scène au début des années 1980, après avoir développé un système de porteuses motorisées pour le changement des décors depuis le dessus de la scène. En 1988, l’entreprise Gala s’est vue offrir un projet d’élévation d’orchestre à Davis en Californie, où il fallait, à la demande du scénographe, fournir l’ensemble de la machinerie scénique. C’est ainsi que nous avons installé, en plus des porteuses motorisées, un premier ascenseur de scène.
Nous fabriquions alors des élévateurs à l’aide de méthodes éprouvées hydrauliques ou à vis sans fin. Ce type de solution, qui présente un ratio de 3 pour 1 entre hauteur déployée et hauteur morte, impose d’excaver un caisson afin de loger le mécanisme de levage ou le vérin, ce qui créait souvent des problèmes. Le manque d’espace en fosse pour loger le caisson s’avérait d’autant plus aigu que la plupart des théâtres aux Etats-Unis, où nous faisions surtout affaire, avaient été construits aux abords de cours d’eau : l’excavation d’un puits pour loger le vérin risquait d’occasionner un problème d’infiltration d’eau.
Pour résoudre ce problème, Pierre Gagnon et moi avons alors mis au point une série de solutions de levage, peut-être une dizaine, qui visaient à augmenter la compacité des équipements, mais demeuraient toutes basées sur des technologies existantes. Bien que nous en ayons installées dans une vingtaine de théâtres, je dois avouer qu’aucune de ces solutions ne m’a jamais vraiment satisfait en termes de performance.

Il y avait donc comme un sentiment d’inachevé ?
Probablement. Vers la fin des années 1980, j’avais réfléchi à la façon de soulever une charge importante par incrément. Prenons l’exemple d’une maison. Sa charge serait d’abord soulevée par un vérin, puis supportée par une pièce intercalaire insérée au moment où l’incrément de hauteur choisi serait atteint. Cette opération devrait ensuite être répétée d’incrément en incrément, jusqu’à l’obtention de la hauteur souhaitée. C’est alors que j’ai imaginé un premier mécanisme de levage constitué d’une série de blocs intercalaires de même dimension, mais qui seraient disposés selon un axe horizontal au sol. Le fait d’avoir longtemps travaillé dans le milieu du béton m’avait habitué à déplacer des blocs dans tous les sens ! Un vérin aurait simplement pu permettre de soulever la charge d’une hauteur suffisante à l’insertion d’un de ces blocs, celle-ci s’y reposant ensuite, avant que le processus ne soit réitéré avec le bloc suivant.
Bien que cette solution ait le mérite d’augmenter la compacité du système de levage, elle manquait toutefois beaucoup de flexibilité puisqu’elle imposait des incréments de hauteur fixe. Pourquoi ne pas alors réaliser l’opération de levage de manière continue ? J’ai tout de suite pensé que cette intuition était la bonne, mais je devais pouvoir la visualiser pour m’en assurer. Mon fils se rappelle encore du jour où je lui ai demandé, à brûle-pourpoint, de me trouver un jouet Slinky. A son retour, j’ai soulevé les anneaux du Slinky et l’idée m’est venue d’y insérer une bande continue verticale pour obtenir une colonne. Autrement dit, ce sont ces deux bandes – l’une circulaire en hélice et souple (le Slinky) et l’autre dure et verticale (la bande verticale) – qui, enroulées ensemble, forment une colonne.

Une fois l’idée de la bande enroulée admise, quelles étapes ont été nécessaires pour la mise au point ?
La mise à l’épreuve en atelier du concept s’est ensuite déroulée rondement : j’ai toujours pensé que la possibilité de concrétiser rapidement une idée par un prototype fonctionnel était un signe prometteur quant à la faisabilité du principe. En une semaine seulement, nous avions fabriqué un premier modèle actionné à la manivelle. Pour créer le Slinky, nous avions utilisé des plaques d’acier coupées à la torche, usinées manuellement et ensuite raboutées par un joint de soudure. La bande verticale avait été fabriquée avec des courroies d’acier, un matériel que nous avions en grande quantité sous la main puisqu’il sert à attacher divers équipements.
Nous avons ensuite dû résoudre plusieurs problèmes techniques pour aboutir au produit standard disponible aujourd’hui. Les premiers tests de résistance à la compression nous ont rapidement confirmé l’excellente capacité statique du Spiralift, mais nous devions en revanche augmenter sa capacité dynamique. Nous avons alors procédé à de multiples tests, par exemple pour déterminer l’épaisseur des bandes, pour préciser leurs angles d’insertion ou pour choisir le type de rouleaux. La forme et le positionnement des différentes composantes du Spiralift ont fait l’objet de très nombreux ajustements, d’autant plus qu’il n’existait aucun autre mécanisme comparable pour s’en inspirer.
Le choix des matériaux nous a aussi préoccupés car les bandes des premières versions du Spiralift rouillaient : en effet, compte tenu des principes de fonctionnement du système qui veut que les bandes glissent les unes contre les autres lors de leur entrée dans le magasin, elles usaient rapidement toute forme de revêtement protecteur standard (laques ou vernis). L’examen des matériaux nous a alors orientés vers de l’acier inoxydable, mais il a ensuite fallu trouver le bon, c’est-à-dire celui qui soit aussi suffisamment dur. Pendant vingt ans, nous avons ainsi bâti une grande expertise à propos de la technologie du Spiralift, en documentant au fur et à mesure toutes les variantes testées.
Outre ces difficultés techniques, nous avons également dû relever un défi de fabrication. Le premier prototype avait été entièrement exécuté à la main, un procédé à la fois long et dispendieux. A l’époque, nous avions contacté plusieurs compagnies de ressort, mais aucune ne s’était montrée intéressée à fabriquer notre Slinky, qui avait la particularité de présenter une rainure en son centre pour maintenir la bande verticale en place. Nous avons donc dû vouer une grande partie de nos efforts à mettre au point un processus de production à l’interne pour obtenir un Slinky dont les caractéristiques de forme, de dureté et de précision soient stables. Nous possédons d’ailleurs toujours aujourd’hui notre propre outillage pour le fabriquer sur place en atelier.
Cette première version du Spiralift, dont le ratio entre déploiement et hauteur morte variait de 8 à 10 pour 1, demeure aujourd’hui la plus couramment utilisée dans le domaine scénique. Lorsqu’un projet requiert une capacité statique importante, mais que sa course et sa vitesse demeurent peu élevées, le Spiralift traditionnel s’avère toujours très bien adapté. Le SwissTech Convention Center n’est d’ailleurs équipé qu’avec des Spiralift de ce type.

Ce qui ne vous a pas empêché de développer une variante, aujourd’hui elle aussi commercialisée.
Malgré le succès du Spiralift traditionnel, j’étais toujours à la recherche d’une solution qui pourrait aussi fonctionner en traction. Pour certaines applications, cette fonction aurait été préférable, voire nécessaire. Avec des résultats variables, nous avions mis au point en atelier plusieurs modèles de Spiralift, qui différaient en termes de taille, de matériel, de type de roulement, etc. L’une de ces versions, qui a par la suite été abandonnée, m’avait toutefois permis de comprendre que la bande enroulée pouvait se situer à l’extrémité du Slinky (plutôt qu’en son centre), sans compromettre le fonctionnement du Spiralift. Après avoir fait ce constat, j’ai eu l’idée de bandes perforées et dentées qui s’emboîteraient les unes dans les autres lors de l’enroulement des colonnes. Avec l’équipe de développement, nous avons rapidement fabriqué un prototype qui a confirmé la faisabilité du concept.
Comparé au Spiralift traditionnel, ce nouveau modèle, nommé I-Lock, a l’avantage de travailler en traction. Cependant, ses bandes requièrent une tolérance très supérieure à celle du premier modèle de Spiralift, sans quoi l’unité de levage ne peut pas être fonctionnelle. Je dois souligner que cette partie du développement s’est avérée fort complexe, nécessitant des années de recherche et de mises au point. Ainsi, cinq ou six ans se sont écoulés entre l’émergence de l’idée et la commercialisation du  I-Lock standard.

Avec du recul, quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre système ?
A 85 ans, je compte une trentaine de brevets à mon actif, mais c’est très certainement l’invention du Spiralift dont je suis le plus fier, en raison de la simplicité du système, de sa grande portée et de sa diffusion mondiale : nous en avons installé au-delà de 16 500 unités dans 63 pays au cours des 25 dernières années. Bien qu’un premier prototype fonctionnel du Spiralift ait été réalisé très rapidement, le développement de la technologie ne s’est pas fait sans heurts par la suite. L’expertise que nous avons bâtie au fil du temps m’a appris que ce n’est pas toujours ce qui semble le plus simple qui l’est réellement, et vice-versa !
Pour terminer, il faut signaler que le Spiralift a déjà percé d’autres domaines que celui de la scène, par exemple pour des lignes de montage dans l’industrie automobile ou dans diverses plates-formes industrielles. Le modèle  I-Lock ouvre aussi de nouvelles perspectives grâce à la cohésion qu’offre son système denté comme dans un engrenage et qui permet un travail selon différents modes : en compression, en traction mais aussi en rotation. A cet égard, mentionnons que notre partenaire suisse, JNJ automation, a utilisé pour la première fois en 2012 un Spiralift  I-Lock dans le cadre d’un projet de fond mobile de piscine. Nous poursuivons actuellement cette collaboration sur plusieurs autres projets, dont ceux de piscines communales dans la région de Genève. Il semble donc y avoir encore beaucoup d’avenir pour le Spiralift en Suisse !

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