Dé­dia­bo­li­ser le BIM

Propos recueillis par Judit Solt

De nombreux professionnels de la conception craignent que la numérisation de la branche bouleverse complètement leur profil. Une idée battue en brèche par le professeur Manfred Huber, directeur de l’institut de la construction numérique de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse (FHNW): les prérequis d’une collaboration interdisciplinaire basée sur des outils numériques sont les compétences professionnelles et la compréhension des objectifs.

Publikationsdatum
19-04-2018
Revision
21-04-2018

Judit Solt: L’institut de la construction numérique mise sur l’interdi­sci­plinarité. Pourquoi?
Manfred Huber : Le nouvel institut doit fédérer les quatre autres instituts de la Haute école d’architecture, de construction et de géomatique FHNW, soit les instituts d’architecture, de génie civil, d’énergie dans la construction et de géomatique. La numérisation concerne tout le monde d’une manière ou d’une autre et touche aux interfaces entre les disciplines.

Comment ce lien se traduit-il concrètement?
Le MAS Digitales Bauen, qui est dispensé depuis bientôt cinq ans, réunit les métiers les plus divers : architectes, ingénieurs, maîtres d’Etat, charpentiers, maîtres d’ouvrage, informaticiens, etc. Une assise interdisciplinaire que nous aimerions étendre aux autres instituts qui sont organisés en unités disciplinaires. Au niveau de la recherche, la FHNW a lancé cinq initiatives stratégiques, auxquelles au moins trois des hautes écoles formant la HES doivent respectivement participer. L’une de ces initiatives, consacrée au contexte sociotechnique de la transition numérique dans la construction, est placée sous notre houlette.

Dans la pratique, la direction générale de projet – assumée par les architectes dans le bâtiment et les ingénieurs dans le génie civil – est directement impactée par la numérisation. Au titre de responsables de l’articulation des projets, il leur incombe donc d’intégrer les outils numériques dans les processus qui en découlent. En ont-ils les compétences?
La personne en charge de la direction générale du projet doit nécessairement garder la main sur la mise en œuvre de méthodes numérisées. C’est bien ainsi que je conçois la chose. Nous autres architectes et ingénieurs sommes fondamentalement habilités à assurer la direction générale, mais nous devons maintenant nous monter capables de l’assumer également dans un environnement numérisé. Il serait préjudiciable de nous voir relégués par des spécialistes.

Quelles sont les qualifications nécessaires?
Il faut d’abord comprendre que l’on n’a pas affaire à des questions techniques au départ, mais à une méthodologie, à des processus et à des formes d’organisation. L’enjeu central est celui de la collaboration entre les différents mandataires et le mandant. Il n’y a là rien de nouveau, mais nous sommes aujourd’hui en mesure d’y appliquer de nouveaux outils, notamment des modèles numériques d’ouvrages (BIM). Cela demande bien sûr quelques connaissances techniques, mais le plus important demeure la compréhension des méthodes et des processus adéquats.

Faut-il comprendre que les besoins de formation ne résident pas prioritairement au niveau des technologies de l’information?
Oui. Les jeunes ont aujourd’hui grandi avec les outils numériques et sont à l’aise avec ceux-ci. Mais il serait faux d’en déduire que ce sera aussi automatiquement le cas pour la numérisation de la construction. Savoir manier un outil ne sert à rien si l’on ne comprend pas dans quel but on le fait. Il faut en premier lieu être au clair sur l’objectif visé. Je m’étonne toujours de voir les difficultés que nous avons tous à formuler un objectif – pas seulement le jeune étudiant en bachelor ou master, mais également des professionnels confirmés en formation continue et moi aussi. Beaucoup ne savent même pas ce qu’est un objectif ; quand on leur demande d’en désigner un, ils commencent par énumérer des activités. Le jeu du sac à dos le montre clairement : si je demande aux étudiants ce qu’ils mettraient dans leur sac à dos, la plupart répondent volontiers – laptop, couteau de poche, gourde –, mais presque personne ne s’enquiert du but du voyage. Alors que c’est tout de même la question décisive pour préparer un paquetage ! Selon la destination, l’équipement nécessaire ne sera pas le même.

Comment transmet-on cette compréhension?
Par des exercices. Les étudiants doivent apprendre à formuler un objectif; puis ils réfléchissent à l’application spécifique ou au scénario nécessaire à atteindre cet objectif; ensuite, ils rassemblent les informations dont ils ont besoin pour dérouler leur cas d’espèce. Ce n’est qu’une fois leurs besoins d’information définis, qu’ils peuvent fixer des exigences relatives à cette information. Or cela se vérifie toujours, indépendamment de la forme – numérique ou analogique – que prendra finalement l’information. Nous aurions d’ailleurs pu tirer bénéfice bien plus tôt de tels exercices ! Mais tandis qu’auparavant rien ne nous y obligeait, ils sont aujourd’hui indispensables, car les outils numériques imposent un mode d’emploi hautement structuré. Lors de mes études d’architecture à l’EPFZ, on se focalisait presque exclusivement sur le projet. Ce n’est qu’en abordant la pratique que nous avons compris que le projet n’est qu’un début, auquel font suite le chantier, puis l’exploitation. On ne peut acquérir la maîtrise des différents cycles d’un ouvrage que si l’on a d’emblée une claire représentation du but poursuivi.

Les ingénieurs sont-ils mieux préparés à relever le défi que les architectes?
D’expérience, je dirais qu’ils savent peut-être mieux formuler un objectif, vu que la notion de convention d’utilisation leur est familière. Mais eux aussi ont souvent du mal à conserver la vue d’ensemble. Dans la planification stratégique et les études préliminaires, telles que décrites dans les phases 1 et 2, les professionnels vraiment aguerris sont rares, car la plupart d’entre eux n’interviennent pas avant le stade du projet concret. La majorité des maîtres d’ouvrage et représentants de ceux-ci ne sont d’ailleurs pas mieux lotis.

La capacité à formuler un objectif et la compréhension de la méthodologie et des processus sont donc des prérequis pour l’application de méthodes basées sur le numérique. Plutôt que dans la nouvelle technologie, le véritable bénéfice ne réside-t-il toutefois pas dans l’amélioration de la collaboration interdisciplinaire?
Oui. Nous devons apprendre à œuvrer de manière interdisciplinaire – sous forme analogique ou digitale. A cet effet, les intervenants doivent d’emblée formuler leurs objectifs, puis combiner entre eux ces buts en partie très différents et établir par quels moyens ils les atteindront ensemble. Nous ne faisons pas de la numérisation pour la numérisation. Elle est à la base d’une méthode permettant le déroulement efficace de processus orientés vers un objectif.

Quelle est l’ampleur du bagage technique nécessaire aux intervenants, notamment ceux impliqués dans la direction de projet?
A mon avis, elle est modérée. Le facteur prépondérant est une compétence élevée dans leur propre discipline ; sans cela, rien ne va. Ensuite, il faut une solide compréhension des concepts de méthode, de processus, d’information et de données – ainsi que des façons de structurer ceux-ci. Non pas des règles de structuration automatique, qui peuvent être confiées aux informaticiens, mais dans sa propre tête. Il faut avoir les idées claires. Une clarté qui dégage de nouvelles latitudes. Il n’y a là rien de nouveau : une maquette – qu’elle soit faite de carton ou de données numérisées – reste une abstraction de la réalité. C’est pourquoi je dois très précisément évaluer de quelle part de la réalité je dois faire abstraction pour atteindre mon but. Comme directeur général de projet, je ne suis pas tenu d’élaborer moi-même des maquettes numériques, je peux déléguer cette tâche, mais je dois comprendre l’objectif, hiérarchiser correctement les processus et engager les mesures nécessaires.

Si tous les concepteurs travaillent d’emblée à un modèle numérique d’ouvrage commun et que ce modèle doit encore englober des informations relatives à l’exécution et l’exploitation de l’ouvrage, cela entraîne aussi un décalage des phases de projet. Faut-il donc également redéfinir le déroulement de toutes les opérations?
Je ne crois pas que ces décalages seront très importants, et certainement pas plus marqués que ce n’est déjà le cas. Lorsqu’un mandant veut un devis détaillé dès la phase d’avant-projet, il l’obtient généralement, avec ou sans numérisation. Ce ne sont pas les prestations qui changent, mais le moment où les concepteurs et les exécutants débutent leur collaboration – le moment où ils s’attellent ensemble à la tâche pour parvenir ensemble à l’objectif.

Pour certains projets, dans la construction en bois par exemple, les compétences de l’entreprise exécutante doivent intervenir très tôt dans l’étude de projet. Or cela entre en contradiction avec les règles régissant les marchés publics, où le projet doit être ficelé avant de lancer les soumissions. Une adaptation est-elle nécessaire?
Oui, afin de pouvoir impliquer plus tôt les entreprises pour intégrer leurs propositions au projet. Mais je n’y vois pas de difficulté majeure : dès lors que des modèles clairement conçus sont rapidement disponibles, il est également possible de réunir des offres et d’incorporer des solutions d’entreprise plus tôt. Il faut cependant prévoir d’autres formes de contrats, pour nous départir d’habitudes conflictuelles où il y aura toujours une partie qui traque la faille dans le contrat pour s’assurer une plus grande part du gâteau ; de tels agissements n’ont pas d’avenir.

Sur ce point, la Suisse n’est toutefois pas trop mal lotie...
Dans les pays limitrophes, on nous envie pour notre système, qui ne fonctionne certes pas toujours mais où le partenariat fait la plupart du temps ses preuves. Les architectes et les ingénieurs sont encore très respectés et cette tradition nous aidera aussi pour l’implémentation de la numérisation. Ces valeurs, dont nous pouvons à juste titre être fiers, ne sont à mon avis guère menacées. Mais nous devons veiller à les maintenir et à les consolider.

Que peuvent faire les professionnels de la construction?
Je ne suis pas un spécialiste des TIC, mais un architecte qui s’engage pour sa branche et qui tient à participer à la mise en œuvre de la transition. Nous ne pouvons pas simplement laisser le champ libre à des sociétés technologiques internationales animées par des intérêts purement commerciaux ! En Suisse, nous cultivons traditionnellement une démarche ascendante. Les professionnels de la construction n’attendent pas que l’Etat prescrive quelque chose, mais agissent de manière proactive. C’est ainsi que nos normes sont élaborées – en se basant sur les meilleures pratiques. Je pense par ailleurs que la numérisation pourrait aussi nous aider sur le front des honoraires. Non que j’anticipe une quelconque revalorisation de la part des maîtres d’ouvrage, mais si la numérisation nous permet de gagner en clarté et que nous apprenons à travailler plus efficacement, j’espère fermement qu’une part plus importante de nos honoraires nous restera acquise.

Le professeur Manfred Huber s’est formé en architecture à l’EPFZ et à la School of Architecture d’Ahmedabad (Inde) de 1993 à 2000. De 2013 à 2016, il a suivi le cursus MAS Digitales Bauen à la FHNW et il pilote aujourd’hui le nouvel institut de la construction numérique de la Haute école spécialisée en architecture, construction et géomatique de la HES du nord-ouest de la Suisse (FHNW). En 1999, il a cofondé le bureau d’architecture et de conseil aardeplan ag, qu’il a dirigé jusqu’en 2016 et dans le conseil d’administration duquel il siège encore. Au sein de la SIA, il préside la commission SIA 2051 BIM et comme président de la commission d’accompagnement SIA BK 442 BIM, il représente la Suisse auprès d’organes de normalisation internationaux.

Traduit de l’allemand par Maya Haus

 

 

Institut de la construction numérique (FHNW)

En janvier 2018, la HES du nord-ouest de la Suisse (FHNW) a fondé un nouvel institut de la construction numérique, placé sous la direction du prof. Manfred Huber. Issu du centre de compétences Bâtir digital et rattaché à la Haute école d’architecture, de construction et de géomatique, le nouvel institut est investi d’une quadruple mission, englobant la formation, la formation continue, la recherche et les prestations de service. Au niveau de la formation, les thématiques touchant à la numérisation des études pour la construction et de la construction elle-même sont intégrées aux différentes filières concernées et, dans le domaine de la formation continue, un MAS Digitales Bauen est proposé. Occupant actuellement neuf collaborateurs dans les domaines de l’architecture, du génie civil, des sciences de l’environnement, des installations du bâtiment et de l’informatique, l’institut prévoit d’élargir son offre, éventuellement à un cursus de master. Son but n’est toutefois pas de créer un nouveau profil professionnel, mais de relier plus étroitement les filières existantes.

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