Dans la mai­son de Big Brot­her

Eugène dans son canapé

Publikationsdatum
04-01-2017
Revision
11-01-2017

C’est la vidéo de l’année. Choquante, pathétique, révoltante. Deux minutes trente qui racontent notre époque. 
Nous sommes le jeudi 10 novembre. Depuis 24 h, l’Amérique connaît le nom de son nouveau président. Les réseaux sociaux ne parlent que de ça. Il existe pourtant six Américains bronzés, fun et souriants qui ignorent complètement ce qui vient de se produire. Pourquoi? Parce qu’ils participent à Big Brother, l’émisson de téléréalité. Pour la première fois depuis seize ans, le jeu se déroule en automne. Donc, aucun participant n’a pu voter. Et comme ils sont privés de moyen de communication avec l’extérieur («no smartphone, no Ipad, no computer»), ils ne connaissent pas le résultats des éléctions présidentielles.
Julie Chen, l’animatrice qui apparaît sur un écran dans leur salon, décide de les en informer. D’abord, elle procède à un bref sondage. Qui pense que Hillary Clinton a gagné? Cinq des six adulescents lèvent la main. (Fascinant: même dans ce cas, les sondages se plantent). Puis Julie Chen balance l’info que nous connaissons tous. On se croirait dans une tragédie de Racine où le spectateur en sait plus que les personnages sur scène.
«Avec 306 grands électeurs, le prochain président des Etats-Unis sera… Donald Trump.»
«Impossible», ricane une des adulescentes. «C’est une blague. Non?»
«Je vous laisse avec ça», assène l’animatrice.
«Woow… quoi? », s’exclame un des participants. C’est une blague!
«Je vais pleurer», prévient une autre.
Bouche ouverte, lèvres peintes en rouge, celle-ci tente de réagir. Installés sur leur canapé cool et confortable, les six participants sont catastrophés. Mais à aucun moment ils n’envisagent d’arrêter le jeu. Quitter les studios de CBS et s’impliquer dans la vie politique. Au contraire, mi-blagueur mi sérieux, l’un d’entre eux demande de rester: «Est-ce qu’on peut habiter dans la maison de Big Brother et manger des pizzas pendant quatre ans?» Il faut le voir pour le croire. «Habiter dans la maison de Big Brother»! Georges Orwell doit se retourner dans sa tombe. En 1949, l’écrivain publie 1984 le roman dystopique le plus sombre du 20e siècle. En 2016, des citoyens libres supplient de rester dans la maison de Big Brother.
«Les gays où étiez-vous?» Interroge soudain un des adulescents, casquette en cuir vissée à l’envers sur son crâne. «Les minorités, où étiez-vous?»
«Et toi, où t’étais, mon gars?», ai-je envie de lui rétorquer. «Comment se fait-il que tu aies accepté de participer à une émission de télévision qui te prive de tes droits civiques en t’interdisant de sortir pour aller voter? Jeune, musclé, sympa, tu es resté cloîtré depuis des semaines dans un studio de télévision géant, truffé de dizaines de caméras. ‹Big Brother is watching you›. Mais tu es prêt à tout car le gagnant remporte 500 000 dollars.»
La première erreur serait de croire que dehors nous sommes libres. Libres de quoi? Les réseaux sociaux nous enferment dans une bulle communautaire créée par des algorythmes qui ne nous donnent accès qu’aux commentaires ou aux vidéos s’accordant à notre schéma de pensée. Par ailleurs, au nom de notre propre sécurité, nous demandons à être surveillés en permanence. En Suisse, par exemple, dix-sept mille(!) caméras sont fixées dans les gares et les trains.
La deuxième erreur serait de vous décrire comme des idiots décérébrés. Au contraire, vous avez tout compris. Soudain, l’un d’entre vous s’exclame:
«Un présentateur de télé-réalité comme président ???»
C’est l’analyse la plus pertinante et brutale que j’ai entendue au sujet de l’élection de Trump. Il faut se souvenir en effet que plusieurs années de suite, Trump a coproduit et animé The Apprentice. Dès 2004, un groupe de statigaires vivait dans une des suites de la Trump Tower, à Manhattan, et avait régulièrement des entretiens dans une salle du conseil d’administration. Semaine après semaine, Trump criait à l’un d’entre eux: «You’re fired!» Malgré l’arrogance et les moqueries du milliardaire, les stagiaires restaient: le gagnant serait engagé avec un salaire de 250 000 dollars par an.
Trump a tranformé l’Amérique en un immense Big Brother. Semaine après semaine, il a éliminé ses adversaires républicains en faisant rire les spectateurs, en leur donnant du spectacle. Puis il a éliminé sa rivale le mardi 8 novembre 2016. Trump a trouvé le tunnel pour passer de la maison de Big Brother à la Maison Blanche…

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