Da­ni­el Gra­ta­loup, ar­chi­tec­te-sculp­teur

Des lignes courbes qui épousent au plus près les gestes des habitants, l’architecture-sculpture de Grataloup a longtemps divisé. Depuis peu, elle séduit à nouveau. Rencontre avec l’architecte et son œuvre

Publikationsdatum
15-02-2017
Revision
16-02-2017

Le 5 octobre dernier, au pavillon Sicli, sous la coque en béton réalisée par l’architecte Constantin Hilberer et l’ingénieur Heinz Isler à la fin des années 19601, on honorait un autre concepteur adepte des géométries libres, lors de la cérémonie officielle de remise du fonds d’atelier de Grataloup à l’Etat de Genève. Pourtant, l’architecte et son œuvre n’ont pas toujours été aussi bien reçus.

En 1976, la commission d’architecture justifie son refus d’accorder une autorisation de construire une villa dessinée par Grataloup à Conches (GE) en ces termes : « la commission ne s’oppose pas systématiquement à de nouvelles expressions d’architecture, qu’elle accueille d’autant plus favorablement quand elles s’appuient sur des recherches de structure ou des procédés constructifs. Il lui apparaît cependant que l’application de telles expériences doit être évitée dans la mesure où elles rompent de façon brutale l’harmonie esthétique d’un quartier et, de ce fait, traumatisent ses habitants, une liberté d’expression architecturale devant se limiter lorsque par ses outrances elle constitue un facteur de désintégration de l’environnement construit. La requête présentée par M. Grataloup présente à tout point de vue ce danger.2» Les clients engagent un recours et le projet est finalement réalisé (fig. 1). En 2015, le Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie (DALE) inscrit la villa de Conches à l’inventaire des immeubles dignes d’être protégés et de plus en plus de voix s’élèvent pour classer ses autres réalisations genevoises.

Ce regain d’intérêt pour l’architecte et son œuvre soulève questions. Pourquoi ont-ils suscité jusqu’à présent tant d’inimitié ? Qu’est ce qui les rend soudain si dignes d’attention ? Et quelles influences peut-on avancer pour situer cette œuvre dans le récit architectural qui lui est contemporain ? Une fois mise de côté la volumineuse hagiographie3 que Grataloup s’est consacrée à lui-même en 2003, aucun travail critique n’a permis d’amorcer des ébauches de réponses. Pourtant, autant les ressentiments dont il a fait objet que sa récente consécration patrimoniale l’exigent.

Le buste de l’architecte


Dans son atelier à Genève, Grataloup, vêtu d’un tablier blanc et assis sur une banale chaise en plastique, découpe, plie et soude la résille métallique de l’une de ses dernières maquettes de projet. « Auditorium pour la voix », « Musée du fantastique », « Cathédrale de l’infinitude » ou encore « Cité transparente » sont les titres inspirés qu’il leur attribue. Sur les étagères de l’atelier, elles étofferont sa collection de maquettes de villas, bibliothèques, musées, bungalows, centres thermaux, hôtels, églises, mosquées, immeubles de logements sociaux. Pour chaque programme, Grataloup imagine les mouvements et déplacements des habitants puis façonne les peaux – forcément courbes – qu’ils dessinent dans l’espace. Devant ces maquettes, parfois suggestives, souvent oniriques, l’architecte fait le récit de ses projets qui, dans la grande majorité, ne verront pas le jour. Réfutant l’étiquette d’artiste fantasque sous laquelle il a été catalogué, il argumente inlassablement sur son travail, déterminé à convaincre du bien fondé de sa démarche. Pour preuve, il rappelle les vertus budgétaire et technique de ses réalisations : réduction du nombre de matériaux et d’intervenants sur ses chantiers, rapidité d’exécution et faible coût.

Pour notre seconde rencontre, Grataloup, soigneusement cintré dans un costume dessiné par ses soins, ouvre volontiers la superbe porte en cuivre du premier intérieur-sculpture qu’il a réalisé dans l’appartement d’un immeuble dessiné par André Gaillard à Genève en 1962 (%%gallerylink:21708:fig. 2%%). Une improvisation au piano4 émane de haut-parleurs incorporés dans les courbes voluptueuses du mobilier intégré et réalisé en fibres de verre et résine. Les parois sont travaillées comme une peau qui se plie, se courbe ou se tord au gré des besoins – et des désirs – de l’architecte. Sur le mur latéral du salon est accrochée l’une de ses toiles intitulée « Avant, Pendant, et Après JUPITER, ou les trois grands Ages de l’Humanité ». Rares sont les objets qui n’ont pas été réalisés par l’architecte, à l’exception d’un buste de Daniel Grataloup5, lui-même.

L’architecte, travailleur appliqué et prolifique dans son atelier situé dans un quartier populaire, est, en même temps, l’homme assis confortablement dans une folie qu’il s’est construite pour son propre usage dans un quartier cossu. Grataloup s’accommode de ses contradictions et excès. Quitte à prendre le risque de détourner l’attention de son travail ?

Des courbes folles


En 1969, un an seulement après son installation en Suisse, Grataloup a d’emblée la possibilité de mettre en pratique les expérimentations architecturales qu’il a développées lors de la décennie précédente, dans le sud de la France, au contact de Jacques Couëlle6, un des pionniers des formes dites organiques. Après avoir sollicité et essuyé le refus de Le Corbusier, le Conseil des Eglises de La Chaux-de-Fonds demande à Gaillard, enfant du pays lui aussi, de réaliser le temple de Saint-Jean7(%%gallerylink:21709:fig. 3%%). L’architecte confie alors le projet à son jeune collaborateur, Grataloup. Un épais rempart, réalisé en double mur de béton projeté, s’enroule sur lui-même et s’élève progressivement pour culminer vers le clocher. Le mouvement elliptique de l’enveloppe dessine successivement le parvis, l’escalier d’accès, le grand espace central et enfin la sacristie. Le bâtiment, entièrement blanc, à la morphologie énigmatique, se différencie de l’archétype architectural religieux. Seule la croix, discrètement située dans l’une des courbures et éclairée par une lumière naturelle jaunie par les vitraux, rappelle qu’il s’agit d’un lieu de culte. Lorsque je lui pose la question du lien à la chapelle de Ronchamp, concernant la référence organique à la coquille, la technique du gunitage ou la composition des ouvertures, l’architecte reconnaît sur le bout des lèvres son tribut à l’œuvre de Le Corbusier. Le projet du temple de Saint-Jean est un moment fondateur de la suite de sa carrière, qui se construira en partie en opposition aux thèses et aux architectes modernes, encore très présents à la fin des années 1960. La médiatisation importante des péripéties du chantier et des querelles d’ego avec Gaillard8, désignera définitivement Grataloup comme une figure controversée mais innovante de la scène architecturale suisse et française.

Dès 1972, l’architecte sera sollicité pour dessiner une maison individuelle à Anières, près de Genève (%%gallerylink:21710:fig. 4%%). Ce projet sera sa première opportunité de mettre en pratique les principes techniques et architecturaux qu’il a brevetés quelques années auparavant9: le béton est projeté sur une résille métallique dont la forme « moule » l’aire que dessinent les mouvements et les gestes des habitants d’un lieu. Sur un site fortement en pente, un escalier extérieur permet d’accéder à une plateforme haute accueillant la piscine et la maison en forme d’arc à peine courbé. A l’intérieur, la pièce principale est percée de grandes fenêtres ovoïdes et de portes-fenêtres voûtées. Les pièces secondaires se déploient en enfilade contre le décaissé arrière du terrain et sont éclairées par des puits de lumières. Cette réalisation est la première habitation-sculpture que réalise Grataloup. Depuis l’arrière du terrain, la peau souple, monolithique et continue, simplement badigeonnée en blanc, se pose sur le terrain et évoque un mollusque contemplant le paysage lacustre. Dans la continuité du projet à Anières, la gestuelle de Grataloup devient de plus en plus épicurienne et intuitive. Il réalisera dans ces années des villas autour de Genève, au Grand-Saconnex (1974) et à Conches (1976), ainsi que dans la périphérie lyonnaise, à Lissieu (1975). Aux côtés des architectes du Groupe international d’architecture prospective (GIAP) Pascal Häusermann et Jean-Louis Chanéac, ou encore de l’« habitologue » Antti Lovag, Grataloup deviendra l’une des icônes européennes de l’«architecture-sculpture»10

Simultanément à cette production d’architectures domestiques, Grataloup développe l’ambitieux projet d’un « urbanisme multicoques » (%%gallerylink:21711:fig. 5%%). Des capsules préfabriquées, multifonctionnelles et interchangeables se fixent sur une colonne centrale comprenant le noyau de circulation et de distribution des fluides. A la base sont regroupés les programmes collectifs et, en hauteur, les cellules d’habitat individuel. Il réalise une immense maquette de projet qu’il exposera ensuite dans quelques villes en Suisse et en Europe. Mais, au tournant des années 1970, l’avènement du postmodernisme achèvera les utopies prospectives. Depuis, Grataloup n’a plus réalisé de projets significatifs en Europe et travaille essentiellement à l’étranger11. Cette longue traversée du désert s’arrêtera en 2012, lorsque le Musée d’Art Moderne de New York (MoMA) acquiert une série de dessins et six grandes maquettes de son projet d’« urbanisme multicoques ». Cet intérêt inattendu de la part de l’institution newyorkaise propulse à nouveau l’architecte sur le devant de la scène.

Grataloup, en cherchant obstinément à atteindre un rêve architectural, où structure et enveloppe, forme et fonction, maison et habitant s’unissent dans un geste plastique autonome et idéal, a gagné un pari au goût amer. Son architecture séduit, jusque dans les cercles qui l’ont le plus honni par le passé. Mais la difficulté d’extérioriser et d’objectiver son travail en dehors de sa personnalité l’aura pendant longtemps privé d’une autre consécration, celle de faire partie du récit architectural collectif.

 

Notes

1    A propos du Pavillon Sicli, lire Yvan Delemontay, «L’usine Sicli à Genève (1966-2015), genèse et devenir d’une coque exceptionnelle», Cahier du TSAM n°1, PPUR, Lausanne, 2016, pp. 90-107.

2    Cité dans C. Dupraz, GUNITE OVER? Plasticité du béton, A/Editions.ch, Genève, 2013, p. 61, note 29.

3    D. Grataloup, Architecture : pour les Dieux, pour les Hommes, Editions du Tricorne, 2003.

4    Improvisation au piano de Elisabeth Bernheim

5    Le buste est réalisé par Hanya Pazeltova.

6    Dans les années 1960, Grataloup débutera sa carrière au coté de Couëlle dans le sud de la France. Il y a beaucoup de similitudes dans les méthodes de travail des deux architectes.

7    En 2001, le temple de La Chaux-de-Fonds est classé par le Conseil d’état de la République et canton de Neuchâtel.

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