Con­strui­re l’ima­gi­n­aire ur­bain

"Cityscape 2095", projet de Yannick Jacquet, Mandril et Thomas Vaquié [AntiVJ]

Cette fresque animée mêlant vidéo, dessin et musique a été réalisée pour le Mapping Festival de Genève en 2011. L'installation présente une ville monde tentaculaire qui interroge notre propre représentation du futur.

Publikationsdatum
13-12-2012
Revision
01-09-2015

« Depuis le 110e étage du World Trade Center, voir Manhattan. Sous la brume brassée par le vent, l’île urbaine, mer au milieu de la mer, lève les gratte-ciel de Wall Street, se creuse à Greenwich, dresse de nouveau les crêtes de Midtown, s’apaise à Central Park et moutonne enfin au-delà de Harlem […]. L’immense texturologie qu’on a sous les yeux est-elle autre chose qu’une représentation, un artefact optique ? C’est l’analogue du fac-similé que produisent, par une projection qui est une sorte de mise à distance, l’aménageur de l’espace, l’urbaniste ou le cartographe. La ville-panorama est un simulacre « théorique » (c’est-à-dire visuel), en somme un tableau... »1
Dans ce passage issu de l’Invention du quotidien, le voyageur de Michel de Certeau « s’enlève à l’emprise de la ville » en montant au sommet du gratte-ciel. En prenant de la hauteur, le voyageur se met à distance de la ville, de son bruit, de ses flux, de l’excitation urbaine ; il se mue en spectateur, à l’inverse du marcheur qui, « enlacé par les rues qui le tournent et le détournent », pratique la ville. Pour Michel de Certeau, si la technique constructive a permis d’approcher le rêve d’Icare et de concrétiser l’utopie des peintures médiévales ou celles de la Renaissance, « l’œil totalisant » – cette vision panoramique – reste un « simulacre », un tableau et une fiction. La fenêtre, le grillage, les barrières de protection du 110e étage du World Trade Center jouant le rôle d’écran. 
Le parallèle entre le texte du jésuite français et l’œuvre Cityscape 2095 est saisissant. En effet, cette installation, fruit d’une collaboration entre deux jeunes artistes suisses pour le Mapping Festival de Genève en 2011, place le spectateur en haut d’une hypothétique tour offrant le panorama d’un paysage urbain presque inquiétant. Loin de vouloir faire un discours sur la pratique quotidienne de la ville et loin de céder aux sirènes de l’interactivité et du travelling 3D, les artistes revendiquent la passivité dans laquelle leur installation plonge le visiteur. « Nous avons placé la fresque derrière une sorte de fausse façade percée de fenêtres. Ainsi, le spectateur ne peut pas voir l’œuvre d’un seul coup dans sa totalité. Nous voulions qu’il ait réellement l’impression de se retrouver en haut d’une tour de 300 mètres et qu’il puisse observer passivement la ville qui se déroule à ses pieds. Nous ne voulions pas polluer le propos par des gadgets interactifs », souligne Yannick Jacquet, Legoman de son nom d’artiste, l’auteur de la modélisation 3D de cette fresque qui mêle vidéo, dessin et musique. Propos renforcés par l’illustrateur Marco Farrario, alias Mandril, pour qui « la vision panoramique, la gravure horizontale du plan paysager est indépassable. Dans ce type de représentation, que peut-on faire de mieux qu’une gravure de Bruxelles réalisée par Bruegel ? » 
Par sa composition, ses styles architecturaux et ses codes urbains, la ville tentaculaire de Cityscape 2095 est assez réaliste. D’influence asiatique – les deux auteurs ont été fortement marqués par leur voyage à Séoul et Tokyo –, elle n’est identifiable ni géographiquement, ni temporellement. « Nous avons travaillé sur la notion d’hyperlieu et de ville monde. On a joué avec des stéréotypes de la culture occidentale, on a mélangé des styles architecturaux. Des bâtiments gothiques côtoient des usines et des temples religieux, le vieux phare et le bâtiment néo-classique sont encerclés de gratte-ciel impersonnels. Le tout est envahi par des panneaux publicitaires, des enseignes lumineuses en anglais, en kanji japonais ou encore en hanja coréens. C’est une ville fictive composée d’éléments architecturaux existants connectés par des flux, ceux des voitures et des énergies par exemple », explique Mandril. Et c’est dans ce mélange de réalité et de fiction que ce décor de sept mètres sur deux trouve toute sa pertinence et sa substance. Il plonge le spectateur dans un entre-deux. Ce qu’il regarde lui est familier et pourtant il comprend qu’il domine un monde inconnu, proche de l’implosion. Le dispositif technique – une projection 3D dynamique augmentée de dessins traditionnels utilisant plusieurs techniques comme le lavis, l’écoline ou encore l’aquarelle – et le très bel accompagnement sonore produit par Thomas Vaquié, renforcent l’impression générale d’une fresque dystopique.
La tension créée par la rencontre entre la fascination des auteurs pour les mégapoles et leur nostalgie pour une ville ancrée culturellement pousse le spectateur à questionner ses propres fantasmes et représentations de la ville du futur. Cette subtile installation, produite par le label AntiVJ, est visible jusqu’au 16 décembre au festival Némo à Paris. Une présentation du projet peut être visionnée à l’adresse www.antivj.com/cityscape.

 

Note

1. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, 1990, Gallimard, Paris, pp. 139-140 Festival Némo 2012 
Jusqu’au 16 décembre 2012 à Paris, www.festivalnemo.fr