Con­strui­re

Un texte historique de 1928 sur la conception de l’acte de bâtir

Publikationsdatum
14-09-2016
Revision
14-09-2016

toute chose en ce monde est le produit de la formule : fonction fois économie

aussi rien n’est œuvre d’art : 

tout art est composition, et par conséquent antifonctionnel. 

toute vie est fonction et par conséquent non artistique. 

l’idée de la « composition d’un port » ? risible.

mais comment conçoit-on un plan d’urbanisme ? ou le plan d’un logement ? composition ou fonction ? art ou vie ?????

construire est un processus biologique. construire n’est pas un processus esthétique. la nouvelle habitation devient essentiellement une machine à habiter et aussi un dispositif biologique répondant aux besoins matériels et spirituels. – l’époque moderne met à la disposition de l’architecture nouvelle de nouveaux matériaux : 

béton armé                  verre armé                  aluminium

  gomme synthétique      liège pressé               eubolith

    cuir synthétique               résine synthétique        contre-plaqué

      béton cellulaire                  corne synthétique         caoutchouc

        bois métallisé                       bois composite                torfoléum

 

acier profilé      laque                 amiante

  colle à froid        viscose               acétone

    béton expansé       fibrociment        caséine

      émail                           goudron               trolit

        xelotekt                         trame souple       tombak

nous organisons ces matériaux en un tout architectural d’après des principes d’économie. ainsi la forme individuelle, la structure, la couleur du matériau et la texture de la surface sont déterminés, automatiquement, par la vie.
(ni le souci de bien-être, ni le souci de prestige, ne doivent être des principes directeurs en architecture.)
(pour le bien-être, il tient au cœur de l’homme et non aux murs de la pièce…)
(quant au souci de prestige, il se manifeste dans l’attitude du maître de maison et non pas dans son tapis persan !)

 

l’architecture comme « expression des émotions de l’artiste » ne se justifie pas. 
voir dans l’architecture « le maintien de la tradition architecturale », c’est se laisser porter par le courant de l’histoire de l’architecture.
mais penser l’architecture en termes fonctionnels et biologiques, y voir une façon d’exprimer le processus vital, conduit logiquement à la construction pure : ces formes architecturales n’ont pas de patrie, elles sont l’expression d’un courant international de la pensée architecturale. une des qualités de notre époque est d’être internationale. la construction pure est la base du nouveau monde des formes.

01. vie sexuelle 

02. sommeil                                                

03. animaux de la maison                        

04. jardinage                                                

05. hygiène personnelle                            

06. protection contre les intempéries

07. entretien de la maison

08. entretien de la voiture

09. cuisine

10. chauffage

11. ensoleillement

12. service

 

telles sont les seules exigences à considérer quand on construit une maison. l’étude des habitudes quotidiennes de chaque habitant de la maison nous fournit un diagramme fonctionnel pour le père, la mère, l’enfant, le bébé et les autres occupants. puis on procède à une étude attentive des relations entre la maison, ses occupants, et le monde extérieur : facteur, passant, visiteur, voisin, voleur, ramoneur, blanchisseuse, agent de police, médecin, femme de ménage, camarade de jeu, contrôleur du gaz, artisan, infirmière, livreur. on examine les relations unissant les êtres humains et les animaux au jardin, et à la maison. on calcule les variations annuelles de la température du sol et, à partir de cette donnée, la profondeur qu’il faut donner aux fondations. la capillarité du sous-sol du jardin est fonction de sa nature géologique, et par conséquent déterminera s’il faut l’irriguer ou le drainer. on calcule l’angle d’incidence du soleil pendant toute l’année, en relation avec la latitude du site choisi, ces données permettent de déterminer la quantité de lumière qui entre dans la chambre à coucher. on calcule encore la quantité de lumière naturelle éclairant l’aire de travail à l’intérieur de la maison, on met en équation la capacité de rétention de chaleur des murs extérieurs et la teneur en humidité de l’atmosphère. les mouvements de l’air dans une pièce chauffée n’ont plus de secret pour nous. la vue et les données acoustiques seront aménagées en tenant compte de la maison voisine. et en fonction du goût atavique des occupants futurs pour le bois, nous choisissons comme revêtement intérieur de la maison préfabriquée et standardisée, le pin flamboyant, le peuplier austère, l’okumé exotique ou l’érable satiné. pour nous, la couleur n’est qu’un moyen d’exercer délibérément une influence sur l’âme ou encore un moyen d’orientation. la couleur ne doit jamais servir à imiter toutes sortes de matériaux. nous détestons la bigarrure. la peinture n’est pour nous qu’un moyen de protection. si la couleur apparaît psychologiquement indispensable, on fait entrer en ligne de compte sa capacité de réflexion il faut éviter de peindre extérieurement la maison en blanc pur : la maison doit emmagasiner la chaleur du soleil… 

la maison nouvelle est un élément préfabriqué, monté à sec, et, comme tel, un produit industriel œuvre de spécialistes : économistes, statisticiens, hygiénistes, climatologues, ingénieurs, spécialistes des normes, spécialistes des problèmes de chauffage… et l’architecte ? … c’était un artiste, il est devenu le spécialiste de l’organisation !

la maison nouvelle est une œuvre sociale. 
elle supprime le chômage partiel de l’industrie du bâtiment pendant la morte-saison, ainsi que le caractère odieux des chantiers de travaux publics ouverts pour soulager le chômage ; en donnant aux travaux ménagers une base rationnelle, elle libère la ménagère de son esclavage ; en donnant au jardinage une base rationnelle, elle évite à l’homme l’amateurisme en jardinage. mais elle est avant tout œuvre sociale, parce qu’elle est un produit industriel et standardisé, créé par une équipe anonyme.

de plus, la cité nouvelle, dont le but est le bien-être du peuple, est le fruit d’un travail collectif consciemment organisé ; l’effort collectif et l’effort individuel s’y unissent – dans le cadre de la collectivisation intégrale – au service d’une cause commune. c’est son contact direct avec la réalité humaine, et non ses toits en terrasses ou le partage vertical et horizontal des façades qui font de cette cité une cité moderne. elle exprime délibérément les rapports des individus, des sexes, de voisinage, de la communauté et des liens géopsychiques.

construire     c’est organiser consciemment les processus vitaux.

construire     – au seul point de vue de la technique – n’est donc qu’un processus partiel. le diagramme fonctionnel et le plan économique doivent fournir les grandes lignes du projet de construction.

construire     ne doit plus être la réalisation des ambitions individuelles d’un architecte.

construire     est l’œuvre collective des ouvriers et des architectes et seul celui qui, travaillant en équipe,
                   ne cesse pas pour autant de dominer les processus vitaux… mérite le nom d’architecte.

construire     n’est plus l’affaire d’individus (stimulés par le chômage et la crise du logement), mais l’affaire de tous.


construire      c’est seulement organiser :
                    organiser la vie sociale, technique, économique et psychologique. 
 


Hannes Meyer, in « Bauhaus », n° 4, 1928

Texte publié en français dans le catalogue de l’exposition Bauhaus 1919-1969, musée national d’art moderne, musée d’art moderne de la ville de Paris, 2 avril – 22 juin 1969, p. 162
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