Chez Ni­co­las-le-Par­esseux

Ici est ailleurs

Un pavillon aussi ouvert que fermé. Une maison à un étage, faite de portes et de fenêtres. Un lieu rond ouvert sur les horizons

Publikationsdatum
02-09-2015
Revision
22-10-2015

Quand mon épouse historienne de l’art m’a montré une photo sur Internet, je me suis dit : « Je dois y aller. Je dois regarder le monde depuis là-bas. » Alors, nous avons pris un avion pour Moscou, un train jusqu’à la petite ville de Maloyaroslavets et un taxi à travers les champs et les forêts, sur des routes parsemées de nids-de-poule. Destination : le village de Nikolay-Levinets (Nicolas-le-Paresseux !)1. Enfin, la rotonde a surgi au milieu des tournesols.

L’architecte Alexander Brodsky l’a imaginée en 2009. Né en 1955, il est surtout connu comme un « architecte de papier », rêvant des immeubles impossibles, à mi-chemin entre Piranèse et Les Cités obscures de François Schuiten. Mais passé la cinquantaine, Brodsky a pénétré dans notre réalité. Il a commencé à réaliser de vrais bâtiments. Cette rotonde composée de portes et de fenêtres en est un exemple sublime. Elle magnétise le promeneur. Une fois à l’intérieur, on ne peut s’empêcher de tourner son regard vers le lointain : la Maison des horizons.

Autour de moi, des visiteurs s’extasient aussi. Ils sont moscovites, pétersbourgeois, parfois viennent de plus loin encore. Il y a aussi de nombreuses familles, passant un jour ou deux dans des cabanes, dessinées par Mel Space, un bureau de Moscou. Car l’œuvre de Brodsky fait partie d’un ensemble gigantesque. J’étais venu pour une rotonde ; je découvre un monde.

Le lendemain, mon épouse et moi avons la chance de rencontrer le maître d’œuvre : Nikolaï Polissky. Ce gaillard souriant à la barbe de patriarche nous invite dans sa véranda pour partager un bol de myrtilles et d’airelles. Pour lui, tout a commencé au début du siècle. Durant un hiver rigoureux, il a proposé aux habitants de Nicolas-le-Paresseux de faire des bonhommes de neige avec lui. Tout le monde s’y est mis. Une armée de 225 bonhommes de neige a recouvert la campagne. Nikolaï a pris des photos qu’il a exposées dans une galerie de Moscou. Succès immédiat. Nikolaï a senti qu’il pouvait aller plus loin. Ainsi est née une ziggurat en paille de 10 mètres de haut et pesant 25 tonnes ou un aqueduc en neige ondulant entre les collines. A chaque fois, Nikolaï a embauché les villageois pour la réalisation. Comme la région est économiquement sinistrée, les gens ne demandaient pas mieux. 

Il a alors proposé à quelques artistes de Moscou de venir faire du land art chez lui, à la campagne. A l’époque, la démarche était complètement inédite en Russie. Peu à peu, est né un festival de land art. Chaque été, des sculptures gigantesques sont construites. Par Nikolaï ou des artistes russes (comme Alexander Brodsky) et aussi des paysagistes français, italiens. Il y a eu des performeurs allemands, tel Mark Formanek, qui a représenté le temps à l’aide d’une horloge numérique construite à partir de poutres en bois. Chaque minute, des employés de Nikolay-Levinets juchés sur un escabeau poussaient les aiguilles de la taille d’une poutre, pour les accorder avec le temps réel.

Assez parlé. Nikolaï nous invite à nous promener. 

Au loin, la rotonde aux portes ouvertes sur le champ des possibles. Au bord de la rivière Ougra s’élève un phare construit en bois flotté. Un escalier en colimaçon permet d’accéder au sommet, à douze mètres de hauteur. Plus loin, une grange aux planches percées de milliers de trous. Quand on est dedans, on croirait la grange en dentelle. Tandis qu’à minuit, un projecteur de 500 watts transforme l’installation en hérisson lumineux… Posée dans un champ d’avoine, Nikolaï a construit une sculpture monumentale en forme de tuyaux d’aération. Un hommage au centre Beaubourg ! La structure métallique est tissée avec des branches de bouleau, comme s’il s’agissait d’un panier tressé. Matériaux trouvés sur place, technique traditionnelle, résultat unique.

Paradoxalement, cet esprit créatif indispose les autorités locales. Elles craignent que des touristes ou – pire – des journalistes débarquent dans la région et découvrent au passage l’état lamentable des routes et des infrastructures. Le festival est tout juste toléré. 

Nikolaï nous retrouve près de la rivière. A bord de sa Jeep, il nous emmène voir sa dernière création. Il a décidé de redonner vie au magasin d’alimentation du village, en ruine depuis bientôt vingt ans. Pour cela, l’artiste ne compte pas vendre des paquets de sarrasin, des bocaux de cornichons et de la vodka. Il enrobe les murs du magasin avec des briques de bois. Sous le soleil de juillet, des ouvriers s’affairent : on soude, on visse, on fixe. Le festival débute dans moins d’une semaine. Des milliers de curieux vont débarquer.

L’art qui ambitionne de sauver un village.

 

Note

1. www.nikola-lenivets.com