Ced­ric, Lu­ci­us et Hans-Ul­rich

Le pavillon suisse invite à faire une lecture croisée de deux œuvres des plus intrigantes: celle de l’architecte britannique Cedric Price et celle de l’urbaniste et sociologue Lucius Burckhardt. Cette idée stimulante se perd dans le maniérisme et l’approximation des choix curatoriaux de ses concepteurs

Publikationsdatum
25-07-2014
Revision
23-10-2015

La consigne était claire et, pour la première fois, la même pour tous les pavillons nationaux. Il s’agissait de scruter son passé et son présent, à l’affût des éléments fondamentaux qui conditionnent l’évolution de la modernité architecturale. Pour la Suisse, la réponse au défi lancé par Rem Koolhaas est pour le moins atypique. Elle se cristallise autour de deux noms: Cedric Price et Lucius Burckhardt. Ce que nous recherchons se trouverait au croisement d’une œuvre architecturale radicale et d’une pratique artistique anticonformiste. Le projet s’annonce intrigant. Sa mise en œuvre le sera cependant beaucoup moins.

De quoi la rencontre entre ces deux figures est-elle le signe ? 


Si Cedric Price n’a quasiment rien construit, il n’en est pas moins un des architectes les plus influents de la seconde moitié du 20e siècle. Son enseignement à l’AA et ses projets visionnaires ont influencé toute une génération de créateurs qui a voulu réinventer le modernisme rigide des années 1950. Les projets surprenants de Price proposent des architectures muables, évolutives. Une université sur rail, un centre socioculturel en kit : plusieurs de ses idées deviennent très rapidement des sources d’inspiration pour d’autres architectes. 
Lucius Burckhardt est quant à lui un promeneur. Un urbaniste sociologue qui a su faire de la déambulation pédestre une pratique artistique et intellectuelle. Ses cours à la Gesamthochschule de Kassel en Allemagne, sur l’économie des systèmes urbains et l’esthétique du paysage, ont eux aussi marqué leur époque.
Entre Price et Burckhardt circule cette idée puissante d’une mise en mouvement des rapports de force et des équilibres qui font la ville. Entre le marcheur post-situationniste et l’adepte de la flexibilité des environnements bâtis se tisse une communauté inavouée, aspirant à l’épanouissement politique et social des collectivités d’habitants. Jusqu’ici tout va bien. 
Arrivés au pavillon suisse, vous êtes d’office confrontés à une mise en scène: un décor d’archives. Les éléments de cette réserve fictive vous sont révélés un par un, au compte-gouttes, et de manière aléatoire. Des étudiants de l’EPFZ se chargent de sortir les documents et d’expliquer avec enthousiasme ce qu’ils représentent. 
Pendant les journées d’inauguration, un programme d’entretiens est venu compléter ce dispositif volontairement épuré. L’Atelier Bow-Wow signe l’aménagement de l’espace de conférences, et Herzog et de Meuron la scénographie du dispositif d’archives. Acte performé plutôt qu’exposition, la proposition du commissaire Hans-Ulrich Obrist rassemble tous les ingrédients pour faire un projet stimulant. Pourtant, ça ne prend pas. 
Nous sommes vite confrontés à son maniérisme, à sa manière de s’accaparer les personnes et les idées pour finalement les stériliser. Pris dans une sorte d’esthétisation à la limite du supportable, Cedric Price perd rapidement ce qui forge son identité: la dimension critique et, surtout, la dimension politique de son travail. 
Obrist nous sert du Price et du Burckhardt comme il nous servirait les caprices d’une rock star. Si le choix de l’interdisciplinarité permettant de faire se croiser des propos d’artistes, d’architectes et d’universitaires est tout à fait louable, l’équilibre qui s’instaure l’est beaucoup moins. Ecartant très rapidement la question architecturale et théorique, il laisse trop facilement la subjectivité artistique prendre le dessus. Sa façon de se focaliser sur le dessin extrait le projet architectural du contexte qui lui permettrait de maintenir une certaine actualité. Au final, l’œuvre de Cedric Price passe au second plan. Elle devient le support d’une performance certes distrayante, mais tellement en deçà de ce qu’il mérite.
Fétichisés, transformés en noms propres qu’on balance entre deux Daïquiri, Cedric et Lucius, pour les intimes, deviennent des logos: des signes de la vacuité orchestrée par un critique devenu célèbre pour avoir érigé le name dropping en pratique curatoriale. Le principe d’un marathon d’entretiens était déjà présent lors de la Biennale de 2010. On nous le ressert donc en 2014 avec un emballage de réflexion intellectuelle radicale.
De tout cela, il ne reste finalement que l’insolence d’Obrist, qui n’hésite pas à transformer en parodie d’exposition ce qui était au départ une invitation stimulante à repenser la place de la modernité suisse dans le monde. Doit-on voir dans cette non-exposition un commentaire sur l’état de la théorie architecturale en Suisse, condamnée à se poser les bonnes questions mais de sorte qu’elle ne parvienne pas à y répondre? Pour dire les choses plus simplement, Cedric Price et Lucius Burckhardt étaient la bonne question, mais Obrist certainement pas la bonne réponse.

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