Bog da­ta

Bog data est une plongée fascinante dans les nombreux contresens qui caractérisent notre rapport aux nouvelles technologies, eu égard à la question du travail. 

Publikationsdatum
04-01-2017
Revision
13-01-2017

La coïncidence mérite d’être signalée: pendant que l’EPFL inaugurait son espace d’exposition permanent consacré au big data (projet dont l’optimisme béat constitue la principale faiblesse (Tracés n° 22/2016), paraissait un ouvrage inclassable. Bog data de Madeleine Aktypi, préfigure la thématique de la prochaine Biennale du design de Saint-Etienne et compose une décapante analyse des nombreux contresens qui caractérisent notre rapport aux nouvelles technologies, eu égard à la question du travail.
«Les nouvelles technologies sont en train de changer notre rapport au travail.» Si cette assertion relève de l’évidence, elle est rarement comprise dans sa pleine ampleur: les nombreuses interfaces qui structurent nos vies professionnelles ne sont pas simplement les nouveaux outils d’un acte de production resté inchangé. Par leur façon de modifier les processus de production, elles sont bel et bien en train de redéfinir la fonction «travail» au sein de nos sociétés. 
Faisant cela, ces supports sont en train de constituer de nouvelles dépendances, hiérarchies et usages. Et c’est parce qu’ils réinventent le concept même de travail que le contrôle de ces interfaces devient un enjeu sociétal d’envergure mondiale. 
S’appuyant sur l’exemple de la révolution industrielle et sa façon de remodeler les sociétés préindustrielles (généralisation du salariat, urbanisation forcée, paupérisation de la classe laborieuse, éclatement de la famille multigénérationnelle au profit de la famille nucléaire, plus fragile et dépendante), Aktypi met en évidence les changements analogues en cours au 21e siècle. La révolution numérique serait en train de modifier notre rapport au travail autant qu’a pu le faire cette autre révolution qui transformât au 19e siècle les artisans indépendants en ouvriers d’usine. 
Dresser ce parallèle ne va pas de soi car la chose est en cours. Le basculement d’une économie fordiste à l’économie des réseaux ne s’opère pas instantanément mais plutôt par un glissement progressif. Les ruptures ne sont pas toujours apparentes et le recul manque encore pour comprendre le nouveau rapport à la production, au savoir et au travail qui est en train de se mettre en place.
Les bandes de coursiers à vélo apparus ces dernières années dans les métropoles occidentales, illustrent cette nouvelle condition du labeur. Connectant directement leurs muscles (leur outil de locomotion) à leur interface de commande et d’orientation (le patron furtif), ils sont la parfaite illustration de ce nouvel assujettissement auquel nous voue l’intensification du tout connecté. Pour eux, l’écran tactile a cessé d’être un loisir, pour se révéler dans toute sa vérité : celle d’un labeur infernal pour ceux qui lui sont soumis, d’un service efficace pour ceux qu’il dessert et d’un incroyable dispositif lucratif pour ceux qui l’exploitent.
L’économie des réseaux n’est pas tant une libération qu’une redistribution des cartes, dont l’ouvrage s’efforce de mettre en évidence certains des non-dits. Car il y en a. Le rapport entre cette nouvelle économie et les nouvelles inégalités, son libéralisme très sélectif et l’affaiblissement de la classe moyenne dans la plupart des pays occidentaux sont quelques-uns des aspects abordés.
Bog data n’en reste pas là. La réflexion établit un parallèle entre l’extraction des données numériques et le capitalisme libéral pensé sur le mode non durable de l’extraction minière. Agir comme si les ressources étaient illimitées fut le propre d’un modèle de développement voué à l’échec. La nature exponentielle de l’économie numérique semble elle aussi prise dans le même maelström. L’ouvrage parvient ainsi à inclure l’économie numérique dans une écologie politique globale. 
Si l’ouvrage pâtit quelque peu d’un graphisme un peu trop inventif, il n’en constitue pas moins une excellente tentative de mise à distance critique de ce présent numérique dans lequel nous serions englués et qu’Aktypi s’évertue à nommer le Bog data : la boue numérique, l’antithèse absolue des approches dithyrambiques qui persistent à voir dans le big data un outil d’émancipation.
L’accroche sur la couverture résume la façon dont le titre restitue le principal enjeu de l’ouvrage: si le big data et le partage du travail et des données sont avancés comme les réponses à tous les maux que l’avenir nous réserve, Bog data figure la volonté de saisir notre situation telle qu’elle est : sans garantie, sans transparence, opaque comme la boue. 
Cette prise de distance critique présage du meilleur pour la prochaine Biennale du design de Saint-Etienne qui s’ouvre en mars sur le thème du travail. 

 

Références

 

Bog data, le travail en mutation – mèmes, différends et écosophie    
Madeleine Aktypi, Mehdi Vilquin, éditions de la Cité
du design Saint-Etienne, 2016 / CHF 24.–

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