Au­tour d’une struc­tu­re spa­tia­le lé­gè­re

Par ces travaux, et grâce à ses prototypes exposés, Philippe Morel est de ceux qui nous aident à imaginer ce à quoi ressemblerait une architecture tirant pleinement profit du potentiel des BFUP. Nous lui avons posé quelques questions.

Publikationsdatum
09-07-2014
Revision
18-10-2015

Tracés : Dans le cadre de la 9e éditon d’ArchiLab, qui s’est tenue jusqu’à fin mars au Frac Centre d’Orléans, vous avez exposé une pièce moulée faite d’un nouveau béton au comportement particulier. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Philippe Morel : Le prototype de structure spatiale légère que nous avons présenté à ArchiLab repose effectivement sur l’usage de béton à haute performance aujourd’hui communément appelé BFUP (béton fibré ultra-performant). Ces bétons, que nous devrions d’ailleurs pour certains appeler ciment dans la mesure où ils ne contiennent pas de granulats (c’est le cas par exemple pour le Ductal®, actuellement le BFUP le plus connu, produit par Lafarge), proposent un nouveau paradigme. Pour moi, la principale caractéristique de ces bétons réside dans la présence de fibres en lieu et place des barres de renfort classiques. Ces fibres, a priori en acier mais qui sont parfois également des fibres polymères (fibres non validées pour un usage structurel mais uniquement pour des applications en parement ou pour des applications en design), apportent une grande liberté de mise en œuvre. D’abord une liberté formelle mais également, si cette liberté est mise à profit avec rigueur, de nouvelles possibilités d’optimisation dans l’usage du matériau. En effet, un béton fibré qui ne nécessite pas de barres de renfort peut vraiment tirer profit de sa nature de « pâte », du fait de sa vraie plasticité au moment du coulage. Cette plasticité ou fluidité, qui a beaucoup évolué au cours des 30 dernières années, est d’ailleurs en grande partie liée à l’apparition des superplastifiants développés dès 1970 en France, puis utilisés surtout au Japon au cours des années 1980 dans des réalisations emblématiques. Ces superplastifiants permettent de fluidifier le béton sans ajout d’eau ou avec un ajout d’eau largement inférieur à ce qui est habituellement nécessaire.
Les BFUP atteignent des performances exceptionnelles en compression (souvent 160 MPa, voire davantage en laboratoire) et très intéressantes en traction (de l’ordre de 25 à 40 MPa – mais ces valeurs sont à considérer avec prudence, car elles varient sensiblement en fonction des produits et des types de fibres utilisées ; elles sont par exemple largement plus faibles avec des fibres minérales), grâce aux fibres métalliques. Ceci explique l’usage courant de précontrainte, notamment pour les ouvrages d’art. Par leurs performances mécaniques propres, les BFUP conduisent à un usage réduit de matière, réduction d’ailleurs nécessaire pour justifier le recours à des bétons plus chers que les bétons classiques. Notre travail, bien qu’il s’appuie sur des précédents importants aux qualités constructives indéniables, vise à élargir encore le champ d’application des BFUP et à tirer pour cela profit des moyens qui sont aujourd’hui à disposition des architectes, comme les outils numériques : logiciels de modélisation et de simulation. Il ne s’agit donc pas uniquement de remplacer un matériau par un autre plus performant, mais de modifier notre approche géométrique et constructive globale au regard de la totalité des caractéristiques d’un matériau. Par exemple, comme je l’ai mentionné, l’absence de barres de renfort classiques ou la superplasticité associée à une absence de granulats, ce qui permet de couler des sections plus fines. Il me semble que ce sont là les enjeux actuels de la construction, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans une société de l’innovation, les produits sont à plus forte valeur ajoutée (valeur intellectuelle puis technique). Ensuite, dans un contexte où la quantité de matériaux utilisée dans la construction impacte directement l’environnement (rappelons que le béton est le second matériau le plus utilisé dans le monde après l’eau, trois tonnes par habitant et par an), la réduction de cette quantité est une nécessité. Il ne s’agit pas uniquement de réduire la quantité de matière pour elle-même mais de réduire les conséquences associées à un usage disproportionné des matériaux (coût de transport, énergie grise, pollution directe mais aussi indirecte, comme par exemple les désagréments causés par un transport routier dense, etc.).
La recherche de nouvelles formes mais aussi de nouveaux modes inséparables de mise en œuvre nous semble donc légitime en tout point. C’est ce qui fait que l’approche que nous avons présentée à Orléans n’est pas uniquement formelle ou plastique, comme ce serait le cas pour un sculpteur, mais réellement architecturale. 

En quoi ce matériau peut-il changer notre façon de construire ?
Pour le moment, les BFUP ne changent pas encore radicalement notre façon de construire, bien que ces bétons aient été développés dès les années 1980 lorsqu’on a vraiment commencé à tirer profit de l’invention des superplastifiants pour densifier le béton. En effet, nous savions déjà depuis longtemps qu’un béton très résistant à la compression était un béton dense faisant usage de poudres fines, mais nous n’avions pas de solutions satisfaisantes pour hydrater ces poudres : l’ajout d’eau n’est pas intéressant car il retarde la prise du ciment, ralentit donc la mise en œuvre et impacte la résistance finale. Grâce aux travaux menés au début des années 1980 au Danemark par Aalborg Portland – avec un béton fibré mais néanmoins armé et sans applications commerciales réelles avant 1995 – ensuite par Bouygues, Eiffage, Vinci et Lafarge, nous sommes passés progressivement des bétons standard aux bétons à haute performance, puis aux bétons à ultra haute performance (BUHP dans les années 1990 – les premières recherches étant a priori celles menées par Pierre Richard chez Bouygues). Mais ce n’est que lorsque l’ajout de fibres métalliques est devenu courant, peut-être grâce au succès relatif du Ductal® dont la première application industrielle est la passerelle de Sherbrooke (1997), que les BUHP ont commencé à être non seulement perçus mais surtout utilisés en tant que BFUP, apportant encore de nouvelles spécificités. Parmi elles, on trouve la résistance à la traction donnée par une densité de fibres (typiquement de 10 à 20 mm de longueur) suffisamment importante pour qu’aucune partie de la matrice cimentaire ne soit dénuée. Cela est dû à la qualité des fibres en acier à haute résistance et également à l’adhésion (pression) du ciment sur ces fibres, ce qui en retarde l’arrachement. Avec cette composition, le béton acquiert une ductilité proche de celle de l’acier. C’est d’ailleurs cette ductilité du béton qui a donné le nom Ductal®. Nous pourrions dire que, sur ce point précis, le principe n’est pas si différent de l’ancien usage des barres métalliques de renfort. Simplement l’acier est comme « distribué » au sein du béton, d’où l’importance de bien contrôler cette distribution, surtout si l’on fait usage de BFUP et non de simples BUHP avec des armatures classiques. 
J’en reviens à la modification de notre manière de construire. Si celle-ci est encore assez lente, c’est principalement pour deux raisons. La première est purement juridique et liée aux certifications relativement récentes (2002) encadrant l’usage des BFUP. Cela explique que peu d’ouvrages importants aient eu entre-temps la possibilité de sortir de terre. La seconde raison me semble paradoxalement liée aux très nombreuses innovations intrinsèques aux BFUP qui désorientent les maîtres d’œuvre qui, dès lors se rabattent sur les caractéristiques les plus évidentes : les performances en compression et la plasticité qui permettent de jouer plus librement avec les formes. Mais lorsque nous utilisons avant tout la compression pour des poutres, poteaux, arcs, etc., nous ne tirons que partiellement profit de la présence de fibres, même si ces dernières protègent des ruptures fragiles. De même, lorsque nous faisons des panneaux pour des façades ondulées, nous ne tirons pas vraiment partie des caractéristiques mécaniques. Il semble en fait qu’un usage « intégratif » des BFUP nécessite d’appréhender des modifications plus profondes de nos méthodes de conception et production. Dans un premier temps, parallèlement au développement des approches 100 % impression 3D de béton, cela implique de résoudre le problème des moules (et de la mise en œuvre en général) afin de produire à coût raisonnable des géométries complexes. Le type de moules que nous avons produit grâce à l’impression 3D de sable à grande échelle visait donc à cela : permettre de produire des treillis spatiaux à la manière des treillis métalliques, mais en tirant partie de la continuité de matière propre au béton. Cette continuité est structurellement rendue possible par la présence de fibres et les performances en traction qu’elles apportent, et elle est pratiquement permise par la fluidité du béton (en l’occurrence le Ductal®). Si l’on n’exploite pas mécaniquement la continuité de matière en rapportant le modèle de treillis à un modèle de barres articulées qui ne fonctionnent de manière exclusive qu’en compression ou en traction, nous pouvons penser que l’intérêt d’un coulage continu de béton n’est pas évident. Mais si nous créons des jonctions un peu plus massives, du type de celles que l’on trouve dans la nature, notamment avec les coraux ou certains types d’éponges (dont Euplectella Aspergillum qui nous a servi de référence), alors les membrures travaillent également en flexion et l’intérêt d’une continuité de matière apparaît. Si théoriquement il serait possible de couler, comme dans la fonderie, une structure continue en métal et en une seule pièce, c’est concrètement peu probable de pouvoir le faire à des prix associés aux ouvrages architecturaux. C’est là que le BFUP devient très intéressant, car il comporte certains des avantages propres aux métaux coulés (grandes fluidité et homogénéité, précision dans la manière dont le matériau se conforme aux moules et matrices, etc.) mais aussi certains avantages propres à la mise en œuvre des bétons classiques. La matière n’a par exemple pas besoin d’être chauffée à plus de 1000°C pour devenir fluide. A ce stade, l’essentiel n’est pas de savoir si un BFUP a des propriétés exceptionnelles en compression, mais plutôt de tirer profit d’un ensemble de propriétés. La difficulté actuelle est que cela implique de résoudre de nombreux problèmes qui se situent sur des plans très différents. Ce sont des problèmes d’ingénierie mais aussi des problèmes économiques associés aux méthodes constructives. Parce que nous ne sous-estimons pas la difficulté du travail à accomplir, notre approche reste assez modeste et patiente.

Ce matériau apporte-il des solutions sur la question du vieillissement et de l’entretien des structures en béton ?
Pour moi, la réponse est oui. Grâce, entre autres, à leur quasi absence de porosité, les BFUP vieillissent bien ; on parle d’une tenue capable de dépasser 100 ans bien que, par définition, nous ne puissions que simuler le vieillissement et non le vérifier. La plupart des problèmes habituels, qui sont par exemple des conséquences de variations d’humidité et d’infiltration par capillarité, disparaissent – les BFUP sont en effet très peu poreux à l’eau et ont en général une structure microscopique faite de cellules fermées qui empêchent les infiltrations par capillarité. Il en est de même pour le traitement du béton. Lorsque nous abordons cette question, nous pensons habituellement au béton lui-même mais aussi au revêtement que nous sommes obligés d’utiliser pour protéger les éléments en béton. Que l’on utilise des crépis, des peintures ou des panneaux, à chaque fois cela pose des problèmes. Soit à l’interface des matériaux, soit au niveau du matériau de protection, qui dans certains cas nécessiterait presque d’être lui-même protégé pour bien vieillir. La solution habituelle qui consiste à protéger un matériau par un autre, alors qu’il devrait lui-même l’être, n’est pas très pertinente. Poussé à l’extrême, ce genre de raisonnements pose d’ailleurs de nombreux problèmes. Lorsque vous mettez une étanchéité en bitume sur une toiture, vous faites courir des risques sanitaires importants aux ouvriers qui la pose et qui se doivent de faire fondre le bitume pour assurer des raccords parfaits (les collages posent aussi des problèmes). Lorsque vous mettez des panneaux, vous faites dans certains cas courir des risques aux usagers. Nous savons par exemple que les émanations de solvants représentent un risque sanitaire important, si bien que certains constructeurs reconnaissent à demi-mot que l’usage du plâtre en doublage est utile pour les finitions, mais aussi parce que cela fait office de barrière chimique. L’année passée, des organisations comme l’OMS ont évalué qu’environ 3 millions de décès pouvaient être imputées à la pollution intérieure des bâtiments. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tous les responsables sont les matériaux de construction et que tous les revêtements, peintures, etc., sont toxiques, mais cela montre que nous devrions envisager autrement notre rapport à la construction et aux matériaux. Si un béton peut par exemple apporter une étanchéité, une bonne qualité d’aspect, des propriétés intéressantes de vieillissement, de nouvelles possibilités formelles grâce à des caractéristiques mécaniques et de mise en œuvre intéressantes, ainsi que des réponses annexes comme les problèmes de transport que nous avons évoqués, alors un tel matériau mérite d’être étudié en détail. Je suis donc assez confiant sur le fait que l’avenir de la construction appartient en partie à ce type de matériau.

Cofondateur de EZCT Architecture & Design Research, Philippe Morel codirige avec Christian Girard le programme Digital Knowledge à l’ENSA Paris-Malaquais depuis 2010. Après l’Architectural Association et le Berlage Institute, il enseigne depuis 2012 à la UCL Bartlett School of Architecture.

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