Au­gus­te Per­ret: Huit chefs-d’oeu­vre!/?

Publikationsdatum
11-12-2013
Revision
17-11-2015

Comme pour se faire la main avant la Biennale d’architecture de Venise dont il assurera la direction en 2014, Rem Koolhaas enchaîne les projets d’exposition, tous plus pertinents les uns que les autres. Celle consacrée à Auguste Perret, qui se tient jusqu’au 19 février 2014 au Palais d’Iéna à Paris, ne déroge pas à la règle. On y retrouve le même désir de faire du support de l’exposition un dispositif critique capable de décrypter ce qu’il donne à voir.

L’exposition, destinée à un large public, entend renouveler le regard porté sur le pionnier que fut Auguste Perret, à travers huit édifices majeurs : à Paris, l’immeuble de la rue Franklin (1903), le Théâtre des Champs-Elysées (1913), l’église Notre-Dame du Raincy (1923), la salle Cortot (1928), le Mobilier National (1934) et le Palais d’Iéna (1937) au Havre, l’Hôtel de Ville (1950) et l’église Saint- Joseph (1951). Ces huit édifices ont marqué, par leur mode d’élaboration inventif et leur rapport à la matière, un enrichissement décisif de l’architecture du 20e siècle.

L’exposition, dont le commissariat scientifique est assuré par Joseph Abram, prend place dans la salle hypostyle du Palais d’Iéna, qui constitue la première oeuvre révélée au visiteur (image). La scénographie imaginée par l’agence d’architecture OMA réutilise des dispositifs scéniques similaires à ceux conçus pour la Fondation Prada. En effet, depuis 2011, OMA explore l’espace en concevant des scénographies de défilés et d’événements culturels. Ici, la scénographie est un collage de ces différentes recherches, conçue comme des lectures contemporaines de l’architecture d’Auguste Perret.

Plus important, Rem Koolhaas apporte au projet sa propre réflexion sur le devenir patrimonial des grands ouvrages de la modernité. Si Perret et son classicisme se prêtent parfaitement au jeu de la patrimonialisation1, la question reste entière quant aux critères qui déterminent cette entrée dans l’histoire. Faut-il se fier aux standards du 19e siècle qui valorisent le chef-d’oeuvre, c’est-à-dire l’ouvrage unique, porteur d’une certaine monumentalité? Ces critères sont-ils appropriés pour les ouvrages modernes qui délaissent l’unicité pour le reconductible?

A cheval entre deux époques, Auguste Perret est un cas idéal pour se poser ces questions. Si son académisme permet dans un premier temps d’aborder ses réalisations dans une optique patrimoniale traditionnelle, la place de son oeuvre dans l’histoire de la modernité, et notamment son rôle dans la généralisation de l’usage du béton armé, nous force à adopter une grille de lecture différente. Les critères basés sur la notion de chef-d’oeuvre s’avèrent trop restreints pour un pionnier de la modernité, soucieux de mettre en place des processus qui vont pouvoir être standardisés.

Auguste Perret semble être de ceux qui, tout en répondant aux critères du chef-d’oeuvre, les dissolvent. Il est à la fois ancré au 19e siècle et capable de poser les jalons pour l’avènement de l’esprit moderne. L’exposition, accentue ce hiatus, déjà présent dans le titre. Elle adopte une rigueur archéologique avec les documents historiques, mais s’autorise certaines libertés qui frôlent l’irrévérence. L’invitation faite aux étudiants de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles pour produire des projets qui s’inspirent des thèmes de l’architecture de Perret remet en question un des fondements de l’esprit patrimonial: la solitude du chef-d’oeuvre. Au lieu de sacraliser Auguste Perret, l’exposition en perpétue la leçon. Cette intrusion de travaux d’étudiants dans le temple du grand homme est à elle seule une interdiction de muséifier.

Elle n’est pas la seule. Le film projeté2 contribue à sa manière à la déconstruction de la doxologie inhérente à l’exposition de chefs-d’oeuvre. En donnant la parole à un gardien d’immeuble, Ila Bêka et Louise Lemoine réitèrent l’approche qu’ils avaient initiée il y a quelques années, en invitant une femme de ménage à raconter sa pratique de la maison Lemoine, à Bordeaux. Perret, dont le portait en dictateur bienveillant surplombe le grand escalier, n’est pas pour autant tourné en dérision. Koolhaas ne déconstruit pas l’architecte, mais le mécanisme qui tente de le transformer en monument.

Finalement, au Palais d’Iéna s’exposent deux architectures: celle de Perret, qui a su sortir le béton de l’usage timide et camouflé qui prévaut à la fin du 19e siècle, et celle de Koolhaas, qui s’est fixé pour objectif en 2014 de ne pas laisser la modernité se reposer sur ses lauriers.

 

Notes

1. En juillet 2005, l’UNESCO inscrit sur la liste du Patrimoine mondial le centre du Havre reconstruit par Perret.
2. www.youtube.com/watch?v=dDaxj6rwQis