Ar­chi­tec­tu­re et pu­bli­ci­té

Editorial paru dans Tracés n°12/2013

Publikationsdatum
25-06-2013
Revision
19-08-2015

L’argument mis en avant par Le Corbusier pour attirer des annonceurs dans les pages de l’Esprit Nouveau, la revue qu’il dirigea avec Amedée Ozenfant de 1920 à 1925, est devenu une pièce d’anthologie : l’annonce était la suivante « l’Esprit Nouveau se lit au calme. Vous surprendrez votre client au calme, loin des affaires et il vous écoutera parce qu’il ne sait pas que vous allez le solliciter. » Si la ruse de Monsieur Jeanneret passe encore pour de la sagacité (et non pour de l’infamie), c’est que la société du spectacle n’avait pas encore déployé son voile abrutissant sur le monde. Dans les années 2000, la version actualisée de cette stratégie passera pour la plus scandaleuse des affirmations. Quand Patrick Le Lay1, directeur de TF1, affirme que sa fonction principale consiste à préparer le cerveau du téléspectateur pour en faire une cible docile pour les annonceurs, l’ensemble de la classe bien pensante crie au scandale. 
S’il ne fait aucun doute que la publicité nous guette encore plus que nous la guettons, il existe heureusement des parades à sa toute-puissance. Nous savons par exemple, depuis Marshall McLuhan2, que la publicité énonce des choses malgré elle. Couchée sur un divan, elle peut même être amenée à dire sa propre vérité. Tentons l’expérience à partir de la photographie qui fait la couverture de ce numéro.
Voici ce qu’un promeneur attentif peut apercevoir ces jours-ci, place des Vosges à Paris : une bâche de chantier représentant le bâtiment en cours de restauration, sur laquelle se superposent deux iPads. Quel est le sens de cette réclame ? Les petits écrans malléables restituent un moment de bonheur : la vraie vie, intense, fuyante serait là, sous l’apparence d’une enfant qui court avec son chien sur une plage. Ce que l’annonceur s’efforce de nous vendre, c’est l’ubiquité ; un appareil permettant d’être ici et ailleurs simultanément. Il nous dit : « L’iPad est remarquable car il permet à plusieurs réalités de se télescoper : l’être chéri à la plage et un joyau de l’architecture du 17e siècle sur une des plus belles places d’Europe, réunis ! ».
En y regardant de plus près, apparaît ce que l’annonceur n’a certainement pas voulu dire : « Cette bâche de chantier qui cache ce fragment de patrimoine n’est qu’un écran de plus, parmi tous ceux qui vous séparent du réel ». Sous cet angle, l’écran ne sert pas à restituer la vie, mais bel et bien à nous en éloigner. Car il faut bien l’admettre, celui qui passe son temps à filmer ses enfants à la plage, n’est plus tout à fait avec eux. Il est pris dans l’archive qu’il est en train de constituer. Les yeux rivés sur son interface, il n’est pas moins séparé de ce qui se déroule devant lui que nous le sommes du bâtiment caché par la bâche.
Ce que les « préparateurs de cerveaux » n’ont pas prévu, c’est cet infime glissement qui permet à n’importe qui de voir dans une réclame, non plus l’éloge inconditionnel d’un produit, mais la subtile mise à nu des soubassements de la société dont il émane.

 

Notes

1 « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ’business’, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit.[…] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
2 Marshall McLuhan, The Mechanical Bride : Folklore of Industrial Man, The Vanguard Press, New York, 1951

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