App­rend­re à voir l’ar­chi­tec­tu­re – re­dux

Une chronique à partir des Archives de la construction moderne (ACM)

Publikationsdatum
04-12-2015
Revision
04-12-2015

Le Monument international de la Réformation, appréhendé comme un simple objet, consiste en un mur. S’il est pourvu de bas-reliefs et de figures monumentales, considéré pour ce qu’il est, il reste un mur. Un film fort intéressant1, réalisé et produit récemment à Genève, montre comment, au moyen du choix de l’emplacement, d’emmarchements, de plantations et d’éléments proéminents, ce simple élément s’articule subtilement avec le parc dans lequel il est placé, se détache de l’antique mur des fortifications, se reflète dans une pièce d’eau et déploie une efficacité architecturale et monumentale impressionnante, au point de fournir une des images identitaires de Genève. Retirez au Monument de la Réformation les marches qui y donnent accès, la pièce d’eau qui établit la distance de lecture et il cessera aussitôt de s’affirmer avec cette force que le talent des architectes lui ont procuré. Pendant qu’à Genève Jean Taillens et Alphonse Laverrière sont reconnus pour leur stature internationale, on s’emploie à Lausanne à vandaliser certaines de leurs œuvres les plus marquantes.
Dans toutes leurs réalisations, ces architectes se sont employés à articuler leurs bâtiments avec l’espace urbain environnant. Pas de gare sans place, pas de cimetière sans enceinte, pas d’escalier sans palier. Ils étaient soucieux des transitions, des surfaces d’échange, des prises que la ville offre à ceux qui la parcourent. Mais ça, c’était avant qu’un pot de yaourt, une monture de lunette, un téléphone ou un robinet ne soient la proie de designers entendant, sous prétexte de style, leur conférer le statut, la distinction d’une marchandise chère et convoitée. C’était avant que l’architecture ne soit entraînée sur la même voie et ne se signale plus que par des signes à forte valeur iconique, pitreries sculptées, caprices de la mode, images utiles au «marketing urbain» avant d’être à même de satisfaire un usage. Dans la foulée de cette course en avant, planificateurs et décideurs urbains sont portés à ne voir que du vide entre eux et les «objets» que par la force des choses ils sont forcés de reconnaître et dont ils doivent tenir compte.
A Lausanne, devant le Tribunal fédéral2, il y avait une avenue monumentale soigneusement tracée et délimitée et dont les architectes avaient envisagé qu’elle se continuerait à l’est. Cette avenue était destinée à souligner par sa monumentalité l’importance de l’institution: Cour de justice suprême de la Confédération helvétique. Il y a quelques années, des aménagistes, ne voyant rien, là où avait été tracé une avenue, l’ont ratatinée, plantée de quelque verdure que conchient les chiens.
Toujours à Lausanne, le Jardin botanique3 est structuré par une habile circulation qui offre une perspective qui va du portique d’entrée au pavillon d’accès au musée. L’inconvénient du cul-de-sac est subtilement surmonté. L’accès est encadré par des plates-bandes à la française, taillées pour servir de coulisse aux fleurs qui se fanent et dont on récolte les graines. Les planificateurs n’y ont vu que du vide, se sont littéralement rués dessus. Ils viennent de mettre à l’enquête une serre hors d’échelle et hors de proportion, qui détruirait l’intelligibilité de tout le subtil dispositif architectural et paysager. Alertée, la Société d’art public a fait opposition. Elle sauve l’honneur, souhaitons qu’elle sauve le jardin.
Encore à Lausanne, l’Orchestre de chambre de Lausanne, grâce à une vigoureuse campagne initiée en son temps par le soussigné, dispose avec le Métropole4 d’une magnifique salle de concert. Celle-ci, tirant parti du relief accidenté de la ville, ménage un accès respectivement sur la plateforme du Flon et un autre au niveau de la place Bel-Air. Cet accès supérieur permet au visiteur qui l’emprunte de découvrir le chemin vers son siège par une belle scénographie tournante, articulée sur le hall central et son lustre spectaculaire. Au prétexte qu’ils ont aperçu un trou en bas, ceux qui ne voient rien et qui sont peut-être intéressés au chiffre d’affaire du parking du Flon, ont décidé d’obstruer l’accès sur la place Bel-Air. Ils ont trouvé des faiseurs d’event, équipés d’un business plan et dans la toute artificielle impasse qu’ils rêvent d’aménager, ils serviront des drinks.
J’invite les planificateurs à retirer de leurs oreilles les écouteurs par lesquels le monde de la marchandise leur vrille le cerveau, je les invite à s’arrêter, à regarder et à réfléchir à une seule question : comment un bâtiment singulier est-il articulé avec l’espace public, les rues, les trottoirs; quels sont les éléments, nombreux et précis qui assurent la transition entre son caractère substantiel d’objet et tout ce qui l’entoure ? Ils pourraient découvrir que notre pays ne célèbre pas des architectes et des architectures du passé par nostalgie ou par fétichisme. Il s’est donné des lois qui prescrivent d’en faire l’inventaire et qui protègent certaines œuvres en raison du fait qu’elles nous ont apporté une culture architecturale d’un très haut niveau. Les éléments de transition qui sont l’objet de ces lignes y jouent un rôle crucial.
Quant aux magistrats, ils ont été élus avec mandat de faire respecter ces lois. On leur saurait gré de tenir leurs troupes.

 

Notes

1. Le Mur - un retard en pierre, Roland Pellarin, réalisateur, Stratis, Genève 2015.
2. Louis-Ernest Prince, Jean Béguin, Alphonse Laverrière, architectes, 1927
3. Alphonse Laverrière et Paul Lavenex, architectes, 1937-1946
4. Alphonse Laverrière, architecte, 1929-1932

 

 

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