Une mai­son mal­fa­mée : E.1027

Une histoire d'obsessions

Cet article est l’histoire d’une obsession. Celle de Le Corbusier pour une maison d’Eileen Gray, mais aussi celle Beatriz Colomina pour cette histoire.

Publikationsdatum
09-01-2012
Revision
01-09-2015
Beatriz Colomina
Ttitulaire de la chaire Howard Crosby Butler d’histoire de l’architecture et directrice fondatrice du programme sur les médias et la modernité à l’Université de Princeton.

Récemment, je suis retournée à La Fondation Le Corbusier à Paris pour creuser un peu plus dans les archives. J’aimerais en faire un documentaire. Certains ont pu considérer que j’exagère dans mon interprétation de cette histoire. Je n’ai rien contre l’exagération. Or ce que j’ai découvert dans les archives démontre que, non seulement je n’exagérais pas, mais je n’étais pas allée assez loin. Pour ceux qui ignorent les détails de cette histoire, en voici le récit complet.

E.1027. Une maison blanche, moderne, perchée sur une  falaise escarpée à trente mètres du niveau de la mer dans un endroit isolé, à Roquebrune au cap Martin. Le site est « inaccessible et retranché de tout regard » (Adam, 1987: 174). Aucune route n’y mène. La maison fut conçue et construite entre 1926 et 1929 par Eileen Gray pour Jean Badovici et elle-même. Elle la nomma E.1027 : E pour Eileen, 10 pour J (la 10e lettre de l’alphabet), 2 pour B et 7 pour G. Gray et Badovici y séjournaient pendant les mois d’été, jusqu’à ce que l’architecte et designer construise en 1934 sa propre maison à Castellar. La maison de Roquebrune fut vendue après la mort de Badovici à l’architecte suisse Marie Louise Schelbert. Elle y trouva des murs criblés de balles. La maison avait été le théâtre d’actes de violence considérables. Voici ce qu’elle en dit dans une lettre de 1969 : « Corbu ne voulait pas de réparations et m’avait priée de tout laisser tel quel, comme un rappel de la guerre. » (von Moos, 1980: 93) Mais de quelle guerre, au juste ? De toute évidence, de la Seconde Guerre mondiale. Les impacts de balles étaient des traces de l’occupation allemande. Or il existe une autre violence dont la maison a fait l’objet, avant celle des balles et bien avant l’alliance inévitable entre l’architecture moderne et l’appareil militaire. Mais tout d’abord, que vient y faire Le Corbusier ? Qu’est ce qui le mène à ce lieu isolé, cette maison retirée qui sera finalement le site de sa propre mort ?

 « Dans sa jeunesse, il avait voyagé dans les Balkans ainsi qu’au Proche-Orient à la recherche de lieux insolites, inaccessibles et étranges, dont il fait plusieurs croquis. Ce n’est que bien plus tard, dans un élan de maturité anti-romantique, qu’il va proposer de peindre ce qui est proche et reproductible. » (Thrall Soby J., 1948: 100)  Nous allons devoir remonter à ces premiers voyages, ceux des lieux étranges et inaccessibles qu’il avait conquis par le dessin. Plus précisément, au voyage à Alger au printemps 1931, à la découverte d’une ville avec laquelle il allait nouer des liens durables. « Douze années d’études ininterrompues d’Alger », pour reprendre ses propres mots (Le Corbusier, 1960: 50). De toute évidence, cette étude commença par des dessins de femmes algériennes. Des années plus tard, il va raconter comment il fut « profondément séduit par un certain type de femmes particulièrement bien bâties », dont il esquissa plusieurs études nues (Rafi, 1968: 51). Il fit aussi l’acquisition de nombreuses cartes postales de couleur représentant des femmes nues dans des accoutrements de bazar oriental.

Jean de Maisonseul (plus tard directeur du musée National des Beaux Arts d’Alger) fut le jeune guide de dix-huit ans qui mena Le Corbusier à la Casbah. Il se souvient de ce périple : « Notre déambulation dans les ruelles nous conduit à la fin de la journée à la rue Kataroudji où [Le Corbusier] fut captivé  par la beauté de deux jeunes filles, une Espagnole et une Algérienne. Elles nous conduisirent par un escalier étroit à leur chambre. Là, il esquissa quelques nus dans un cahier d’écolier avec des crayons de couleur. Les dessins de la jeune Espagnole allongée seule, ou merveilleusement groupée avec sa consœur algérienne, étaient plutôt précis et vraisemblables ; il refusa pourtant de les leur montrer, prétendant qu’ils étaient ratés. » (von Moos, 1980: 89) Le Corbusier remplit trois cahiers de dessins à Alger. Plus tard, il déclara qu’ils avaient été volés. Amédée Ozenfant refuse cette hypothèse et est d’avis que l’architecte les détruisit ou les cacha, considérant qu’il s’agissait d’un « secret d’atelier » (Rafi, 1968). A première vue, ces esquisses et cartes postales algériennes témoignent d’une attitude plutôt banale d’appropriation fétichiste de la femme, de l’Orient, de l’Autre. Or Le Corbusier, comme le signalent Samir Rafi et Stanislaus von Moos, transforme ce matériau « en étude préparatoire pour un projet de composition monumentale, dont les plans le préoccupent pendant plusieurs années, si ce n’est toute sa vie » (von Moos, 1980: 91).

Peu après son retour d’Alger, Le Corbusier va se lancer dans une série d’études qu’il va poursuivre jusqu’à sa mort. Il s’agit de centaines de croquis sur du papier calque jaune, obtenus en retraçant inlassablement le contour des figures algériennes (d’après Amédée Ozenfant, Le Corbusier aurait redessiné ses croquis originaux à partir de photos ou de cartes postales (Rafi, 1968: 52)). Par ailleurs, il étudie avec minutie Les femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix et en reproduit les figures en prenant soin de les délivrer de leur vêtements exotiques et du décor oriental (von Moos, 1980: 93). Rapidement les deux sujets fusionnent : Le Corbusier modifie peu à peu l’attitude des personnages de Delacroix, en les rapprochant des siennes. Il souhaite intituler cette composition Les Femmes de la Casbah (Rafi, 1968: 54-55). En fait, elle ne sera jamais terminée. Le Corbusier dessine et redessine, le sujet devient une obsession. Cela se confirme en 1963-1964 quand, peu avant sa mort, mécontent du vieillissement du papier jaune, il recopie une sélection de vingt-six dessins sur du papier transparent. Il choisit de brûler le reste – fait étonnant pour quelqu’un qui, d’habitude, conserve tout
(Rafi, 1968: 60).

La réitération obsessionnelle du motif des Femmes de la Casbah atteint son apogée, dans un élan intense, si ce n’est hystérique, qui aboutit en 1938 avec la réalisation d’une fresque à E.1027. Le Corbusier l’appelle Sous les pilotis ou Graffite à Cap Martin ; parfois, il s’y réfère également sous le nom de Trois Femmes (dans My Work, Le Corbusier se réfère à la fresque sous le nom de Graffite à Cap Martin. Dans « Le Corbusier as Painter », Stanislaus von Moos l’appelle Trois Femmes et dans « Le Corbusier et ‘Les Femmes d’Alger’ », Samir Rafi donne de la composition dont émane la fresque la description suivante : Assemblage des trois femmes : composition définitive, encre de Chine sur papier calque, 49,7 X 64,4 cm, coll. particulière, Milan). D’après Marie Louise Schelbert, Le Corbusier « explique à ses amis que ‘Badou’ [Badovici] se trouve à droite, Eileen Gray à gauche, le contour de la figure assise au milieu figurant l’enfant désiré qui n’est jamais né » (von Moos, 1980: 93). Cette scène extraordinaire défigure l’architecture de Gray et peut signifier même la négation de sa sexualité. Car malgré sa courte relation avec Badovici, Gray était ouvertement lesbienne. Et comme ce dernier est représenté en l’occurrence en tant qu’une des « trois femmes », la composition révèle peut-être plus qu’elle ne recèle. C’est sans doute « un sujet pour un psychanalyste », comme Le Corbusier le dit dans Vers une architecture au sujet des cauchemars avec lesquels les gens investissent leurs maisons (Le Corbusier, 1923: 196). Cela se confirme dans le rapport obsessionnel qu’il entretient avec cette maison (et ce n’est qu’un exemple d’une pathologie complexe), manifeste dans sa façon d’occuper le site après la Seconde Guerre mondiale, quand il construit un petit cabanon en bois pour lui-même à la limite du terrain adjacent, juste derrière la maison de Gray. Il occupe et contrôle le site tout d’abord à travers la vue, la cabane n’étant guère plus qu’un poste d’observation, une sorte de niche de chien de garde. La brutalité de cette appropriation par le regard se confirme si l’on revient aux raisons pour lesquelles Gray avait choisi ce site, « inaccessible et retranché de tout regard », pour reprendre les termes de Peter Adams. Mais la violence de cette occupation était déjà présente au moment de la réalisation des fresques (huit au total) qui a eu lieu sans l’autorisation de Gray (elle avait déjà déménagé). Elle considérait ce geste comme un acte de vandalisme. En effet, selon Adam, « Ce fut un viol. Un confrère, un homme qu’elle admirait, avait défiguré son œuvre sans son consentement. » (Adam, 1987: 311)

La dénaturation de la maison alla de pair avec l’effacement de Gray en tant qu’architecte. Quand Le Corbusier publie ses fresques dans Œuvre complète ainsi que dans L’architecture d’aujourd’hui (1948), la maison de Gray est mentionnée comme « une maison à Cap-Martin » ; son nom n’est même pas cité (Adam, 1987: 324-325). Plus tard, Le Corbusier va se voir attribuer la conception de la maison ainsi que de certains éléments de mobilier. Aujourd’hui la confusion persiste, un grand nombre d’auteurs attribuant la maison au seul Badovici ou, au mieux, à Badovici et Gray, d’autres suggérant que Le Corbusier aurait pris part à la conception du projet. Le nom de Gray brille par son absence – jusque dans les notes de bas de page – dans la plupart des histoires de l’architecture moderne, y compris les plus récentes et ostensiblement critiques.

« Quelle réclusion étroite que m’a faite votre vanité depuis quelques années et qu’elle m’a faite plus particulièrement cette année », écrit Badovici à Le Corbusier en 1949 (Loye, 1983: 86), dans un courrier qui d’après Adam lui aurait été suggéré par Gray elle-même. La réponse en tout cas s’adresse clairement à Gray : « Vous réclamez une mise au point de moi, couverte de mon autorité mondiale, et démontrant – si je comprends le sens profond de votre pensée – ‘la qualité d’architecture fonctionnelle pure’ manifesté par vous dans la maison de Cap Martin et anéantie par mon intervention picturale. D’ac [sic], si vous me fournissez les documents photographiques de cette manipulation fonctionnelle pure : ‘entrez lentement’ ; ‘pyjamas’ ; ‘petites choses’ ; ‘chaussons’ ; ‘robes’ ; ‘pardessus et parapluies’ [inscriptions sur les murs réalisées par Gray, ndlr.] ; et quelques documents de Castellar, ce sous-marin de la fonctionnalité : alors je m’efforcerai d’étaler le débat au monde entier. » (Loye, 1983: 83-84) Le Corbusier menaçait à présent de porter la controverse dans la presse et les revues d’architecture. Or sa prise de position publique est en contradiction avec ce qu’il affirme en privé. En 1938, l’année où il réalise son Graffite à Cap Martin, il écrit à Gray après quelques jours passés à E.1027 avec Badovici. Dans ce courrier, il reconnaît non seulement l’autorité de Gray sur le projet, mais va jusqu’à avouer son admiration pour la maison : « Je serai heureux de vous dire combien ces quelques jours passés dans votre maison m’ont permis d’apprécier l’esprit rare qui en dicte toutes les dispositions, dehors et dedans, et a su donner au mobilier moderne – à l’équipement – une forme si digne, si charmante, si pleine d’esprit.» (Adam, 1987: 309-310)

Pourquoi a-t-il donc vandalisé une maison qu’il aimait ? Pensait-il que les fresques allaient la mettre en valeur ? Certainement pas. Le Corbusier a affirmé à plusieurs reprises que le rôle d’une fresque, pour l’architecture, serait de « détruire », voire dématérialiser le mur. Voici ce qu’il écrit à Vladimir Nekrassov en 1932 : « J’admets la fresque non pas pour mettre en valeur un mur, mais au contraire comme un moyen pour détruire tumultueusement le mur, lui enlever toute notion de stabilité, de poids, etc. » (Le Corbusier, 1988: 75) La fresque est pour lui une arme contre l’architecture, une bombe. « Mais pourquoi a-t-on peint les murs des chapelles au risque de tuer l’architecture? C’est qu’on poursuivait une autre tâche, qui était celle de raconter des histoires. » (Le Corbusier, 1988: 75) Quelle est donc l’histoire que Le Corbusier ne peut s’empêcher de raconter avec Grafitte à Cap Martin ?

Nous devrons retourner une fois de plus à Alger. La lettre élogieuse de Le Corbusier à Gray, envoyée du Cap Martin le 28 avril 1938, porte l’en-tête « Hôtel Aletti Alger ». La violation par Le Corbusier tant de la maison que de l’identité de Gray va de pair avec sa fétichisation des femmes algériennes. On pourrait même considérer que l’enfant de la fresque représente le phallus manquant (maternel), absence qui, selon Freund, structure le fétichisme. La réitération sans fin de l’acte de dessiner les mêmes croquis serait une violente substitution qui se sert de la maison, de l’espace domestique, comme support. La violence s’organise autour ou à travers la maison. Tant à Alger qu’au Cap Martin, la scène commence par une intrusion, l’occupation soigneusement planifiée d’une maison. Une maison qui, à la fin, se trouve effacée, gommée des dessins d’Alger, défigurée à Cap Martin.

En fait, Le Corbusier décrit lui-même l’acte de dessiner comme l’occupation d’une « maison d’un étranger ».  Dans son ultime ouvrage, L’atelier de la recherche patiente, il écrit : « Travailler avec ses mains, dessiner revient à s’introduire dans la maison d’un étranger. On s’enrichit, on apprend. » (Le Corbusier, 1960) Les esquisses de femmes Algériennes n’étaient pas uniquement exécutées à partir des modèles, mais aussi à partir de cartes postales. On pourrait même arguer que les cartes postales françaises affichant des femmes algériennes, largement diffusées à l’époque, ont pu influencer la composition des esquisses. Le Corbusier « entrait » dans ces images. Il habitait ces cartes postales, ces photographies.

Au fait, l’esprit de toute la série de dessins des Femmes de la Casbah est photographique. En plus d’avoir été réalisés à partir de photographies, ces dessins ont été retravaillés à partir d’un processus répétitif qui consiste à les reproduire sur du papier transparent, le papier quadrillé permettant d’agrandir le sujet à n’importe quelle échelle. Cette sensibilité photographique apparaît de manière évidente sur les fresques à Cap Martin. Considérées comme des archétypes du travail de peinture de Le Corbusier, elles passent pour des œuvres d’un artisan refusant tout reproduction mécanique. Lui–même contribua a la diffusion de cette version des faits en diffusant la célèbre image qui le représente nu en train d’exécuter une de ces fresques. Que la seule photographie de l’architecte nu publiée ait été prise à cet endroit et à ce moment-là n’est pas un fait anodin. Ce que l’image ne dit pas, c’est que Graffite à Cap Martin ne fut pas conçu à même le mur. Le Corbusier utilisa un projecteur électrique pour faire d’un dessin une fresque de la taille de 2,5 sur 4 mètres. Sur le mur, il recopia le contour au trait noir.

L’usage du noir lui aurait été inspiré par Guernica, que Picasso venait de réaliser un an auparavant. Inversement, ce dernier aurait été tellement impressionné par les fresques à Cap Martin qu’il décida de réaliser sa propre version des Femmes d’Alger. L’artiste aurait peint de mémoire d’après Delacroix, « frappé » ultérieurement de découvrir que la figure qu’il avait placée au milieu ne figurait pas sur le tableau de Delacroix (Rafi, 1968: 61). Mais ce qui avait refait surface n’était autre que la figure allongée de Graffite à Cap Martin, les jambes croisées (accueillante et inaccessible à la fois), représentation symptomatique de Gray par Le Corbusier. Mais pourquoi Picasso choisit-il de ne pas voir la croix gammée sur le buste de la figure à droite ? Il pourrait bien s’agir d’un indice supplémentaire de l’opportunisme politique de Le Corbusier (il ne faut pas oublier que la fresque est réalisée en 1938). En fait, les soldats allemands qui occupèrent la maison pendant la Seconde Guerre mondiale semblent ne pas l’avoir remarqué non plus, puisque ce mur a été retrouvé criblé de balles comme s’il avait été le théâtre d’une exécution.

La fresque était une photographie en noir et blanc. En la dessinant il pénétra l’image, qui n’est rien de moins que la maison d’un étranger. Chaque modification de l’image opère comme une reterritorialisation de l’espace, de la ville et surtout d’une sexualité qui n’est pas la sienne. Dessiner sur et dans une image est un processus de colonisation. S’introduire dans la maison d’un inconnu garde toujours quelque chose du cambriolage, l’acte de pénétrer ne pouvant se faire sans une part de violence, et cela malgré le fait d’y avoir été invité. D’une certaine manière, l’architecture de Le Corbusier repose sur une certaine disposition à occuper puis graduellement effacer l’espace domestique de l’autre.

Et comme tout colon qui se respecte, Le Corbusier ne considère pas son acte comme une intrusion, mais comme un don. En reconsidérant son œuvre, cinq années avant sa mort, il mentionne Alger et le Cap Martin en utilisant les mêmes termes. « A partir de 1930, L-C consacre douze années à une étude ininterrompue d’Alger et de son avenir… Sept schémas importants (sept grandes études) furent élaborés (gracieusement offertes) pendant cette période. » Et plus loin : « 1938-9. Huit fresques (gracieusement offertes) à la maison de Badovici et Helen Grey à Cap Martin. » (lettre de Le Corbusier à Boesiger, Roquebrune Cap Martin, 7 août 1958) Gracieusement offerte, l’éviction. Gray était furieuse, même son nom, maintenant, avait été défiguré. Après tout, rebaptiser est l’acte inaugural de toute colonisation. Un tel présent ne peut être retourné.

Mais enfin, à qui ce don était-il destiné ? Certainement pas à Eileen Gray. Le Corbusier se l’était offert à soi-même, dans une tentative obsessionnelle de récupérer ce qu’il venait d’offrir.

Après la mort de Badovici, la propriété passa à sa sœur, une nonne d’un certain âge qui vivait à Bucarest et avait confié les pleins pouvoirs à des membres de l’Eglise adventiste pour les remercier de s’occuper d’elle. Le Corbusier s’engagea alors dans une incroyable campagne pour contrôler le destin de cette maison. Il écrivit plus de cent lettres et notes très élaborées au pasteur chargé de vendre la maison à des amis en Suisse s’efforçant de dénicher un acheteur convenable (avant tout à son éditeur Boesiger et à sa galeriste Heidi Weber), à un notaire de la région de Cap Martin qui devait estimer la valeur de la maison en-dessous des 30 millions de francs français exigés par le pasteur, au directeur de la Société de la propriété artistique et des dessins et modèles (SPADEM) exigeant de lui qu’il intervienne auprès du pasteur pour faire savoir que Le Corbusier allait  faire de la préservation des fresques une condition et, enfin, à l’acheteur potentiel, l’architecte suisse Marie Louise Schelbert, la conseillant sur ce qu’il faut et ne faut pas faire, comme par exemple porter un chapeau aux enchères. Les lettres, souvent de trois pages voir plus, avec des dessins, des croquis et des photographies, détaillent les qualités extraordinaires de la maison et du site, celles  des maisons voisines, de la plage, de la plage voisine, des nombreuses gares qui relient l’endroit à Bordeaux, Paris, Francfort, Genève, Gênes ou Rome. Elles comportent toute sorte de détails quotidiens et louent jusqu’à l’excellente cuisine de L’Etoile de mer, le restaurant situé juste au-dessus de E.1027, à l’ambiance de la terrasse de Roberto, le propriétaire… Le style devient de plus en plus emphatique, et commence à ressembler à une brochure touristique. 

« Voilà la question, Boesiger. Cap Martin Roquebrune pour venir passer Noël, le N-A, Pâques et Pentecote, hiver come été. Il s’agit de cette partie de la côte appelée climat méditerranéen… Accessible par wagon lits, par les grandes routes internationales (Nationale 7 + moyenne corniche + grande corniche qui passent là), par avion. En contact direct par les trois routes (mais ici la tranquillité et l’isolement) avec Nice, Antibes, Cannes, Menton, Gênes (Turin St. Bernard ou Milan Domodossola). Ici, je mets un slip et rien d’autre pendant des semaines. Dans 10 à 15 jours, le Pasteur Henriot adventiste va liquider cette propriété ! Boesiger faites un photostat de cette lettre. Montrez-la à vos amis. Faites vite… Voilà : je vais plonger ! Il est 10h ½. Amitiés, Le Corbusier» (lettre de Le Corbusier à Boesiger, Roquebrune Cap Martin, 7 août 1958)

Il s’efforce de convaincre Boesiger de constituer à Zurich un groupe de trois ou quatre personnes pour acheter la maison. Ce qu’il veut avant tout, c’est sauver les fresques, mais il exprime une fois de plus son amour pour le site et la maison. 

Chose remarquable, un thème revient dans la plupart de ces lettres : la crainte que la maison puisse être transformée en maison malfamée, en bordel. Il est difficile de s’imaginer qu’une maison moderne au bord de la mer, sur une parcelle très chère, entourée de villas de luxe puisse devenir une maison close. Pourtant, Le Corbusier revient sur ce sujet de manière obsessionnelle dans plusieurs lettres. « Si des salauds installent un bordel dans cette maison, ils détruiront les huit peintures murales. Si votre groupe l’achète, elles seront sauvées », écrit-il à Boesiger (lettre de Le Corbusier à Boesiger, Roquebrune Cap Martin, 7 août 1958). Au pasteur et au notaire, il soutient dans plusieurs lettres qu’il s’efforce de préserver la maison et son jardin, qu’il veut éviter qu’elle ne tombe dans les mains de « gens équivoques » (lettre de le Corbusier à M. le Pasteur Henriot, Roquebrune Cap Martin, 23 août 1958). Il insiste par ailleurs sur le fait que le groupe qu’il s’efforce de constituer en tant qu’acheteurs représente « la qualité la plus impeccable d’acheteur possible (honnêteté, compréhension du problème, désir de conserver ce pied-à-terre modeste mais coquet pour venir y passer les week-ends ou les fêtes de toutes sortes (avion Zurich-Nice matin et soir).» (lettre de Le Corbusier à Maître E. Mounier, Notaire, Paris, 2 septembre 1958) A Monsieur Duchemin, Secrétaire général de la SPADEM, il écrit : « La menace est double : d’une part, que la maison soit rachetée par des gens qui pourraient en faire un lieu de rendez-vous, peut-être pittoresque (la situation de la proprieté et la maison elle-même s’y prêtent), ou par des gens de goût que nous ne connaissons pas – et qui auraient peut-être comme première attitude de faire recouvrir les peintures murales. » (lettre de le Corbusier à Monsieur Duchemin, Secrétaire Général SPADEM, Paris, 14 mars 1959)

Quelle est cette double menace ? Précisément le bordel, lieu de cette sexualité et de cette féminité qu’il s’est efforcé de conquérir par des innombrables dessins. Sa crainte est que le bordel ne prenne vie, venant à refléter ce qui est peint sur les murs. Les fresques doivent être protégées à la fois d’une destruction et d’une possible incarnation. Maîtrisées, domestiquées, contrôlées. D’un caractère suggestif mais retenu, « modeste mais coquet ». Il ne s’agit pas juste de quelques vieilles images sur les murs. Elles représentent les efforts d’une vie entière pour contrôler la féminité défiante du monde matériel, pour en être le maître.

PS. En 1944, l’armée allemande en retrait détruit l’appartement de Gray à Menton. La maison à Castellar et E.1027 furent vandalisées. Elle perdit pratiquement tout. Ses dessins et plans servirent à allumer le feu.

PPS. Le 26 août 1965, toujours occupé à redessiner les Femmes de la Casbah, Le Corbusier quitta E.1027 pour aller se baigner. Il nagea jusqu’à sa mort.  

PPPS. En 1977, un ouvrier censé effectuer quelques travaux dans la maison détruit la fresque Graffite « par erreur » (von Moos, 1980: 104). J’aime bien me dire qu’il l’a fait exprès. Au début, Gray avait passé plus de trois ans sur le site en isolement complet, impliquée dans la construction de la maison auprès des maçons, déjeunant avec eux chaque jour. Elle fit de même pour sa maison à Castellar. Les maçons la connaissaient bien. En fait, il la préféraient à l’arrogant Badovici. Ils devaient comprendre le véritable enjeu des fresques. Ils les détruisirent. Par ce geste, ils se montrèrent plus clairvoyants que la plupart des critiques et historiens d’architecture. 

PPPPS. Depuis, les fresques ont été reconstituées à partir d’images photographiques. Elles resurgissent de leur medium d’origine, l’occupation continue.

Beatriz Colomina est architecte et professeur d’histoire et de théorie de l’architecture à l'Université de Princeton University.

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